Traîtres et
agents illégaux

Les espions
russes encore
actifs au Canada

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Durant la guerre froide, les espions russes étaient très actifs au Canada. Ils n’ont jamais arrêté d’être présents, mais depuis l’invasion de l’Ukraine, leur présence est de plus en plus préoccupante. Ils n’ont toutefois rien à voir avec l’image de l’agent secret des films de James Bond. Ils sont aujourd’hui très actifs sur le web, où ils infiltrent des organisations civiles, énergétiques, militaires et universitaires.

Qui sont-ils ? Quelles sont leurs cibles ? Que fait le Canada pour se protéger ? Nous vous présentons certaines histoires d’espionnage qui se sont déroulées au pays et les nouveaux risques liés à la Russie.

La nouvelle menace du cyber-espionnage russe au Canada

Les nouveaux espions du Kremlin scrutent plusieurs cibles au Canada en passant par le réseau internet

OTTAWA | La guerre en Ukraine est venue raviver les craintes d’espionnage russe. Mais oubliez l’homme en noir qui cache des micros et passe des messages entre deux verres dans un bar sombre. Les espions modernes de la Russie sont bien plus souvent des cracks informatiques qui volent des secrets sans quitter leur écran.

«Ils veulent accéder à vos secrets commerciaux, à vos informations exclusives et atteindre d’autres objectifs en fermant peutêtre certaines de nos infrastructures critiques», a expliqué Cherie Henderson, directrice adjointe par intérim du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), en conférence à Ottawa début mars.

Éric Caire, ministre de la Cybersécurité et du Numérique. Photo Stevens Leblanc/Journal de Québec

Parmi nos infrastructures essentielles, Hydro-Québec est une cible sensible, a dit le ministre de la Cybersécurité et du Numérique, Éric Caire, cette semaine. Espionner ses systèmes informatiques permettrait d’y mener ensuite une attaque dévastatrice.

La menace s’est intensifiée depuis l’invasion russe, prévient le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), le service des cyberespions canadiens. Au début de la guerre, le centre a pressé les fournisseurs d’électricité et les banques de renforcer leur défense en vue d’un accroissement du risque.

Cybermercenaire

Un mois plus tard, le nombre de cyberattaques avait grimpé mondialement de 16 %, selon les données compilées par la firme de cybersécurité israélienne Check Point, qui note que la Russie et l’Ukraine se livrent une violente cyberguerre qui éclabousse tous les pays de l’OTAN.

En janvier dernier plusieurs sites du gouvernement ukrainien ont été la cible de cyber-attaques. Sur la page d'accueil de l'un de ses ministères, on pouvait y lire le message: «Ukrainiens! Toutes vos informations personnelles sont rendues publiques, soyez-en terrifiés et attendez-vous au pire.» Image tirée du site du gouvernement ukrainien

Le Canada ne fait pas exception. D’autant plus qu’avant même le conflit, la Russie était déjà avec la Chine, la Corée du Nord et l’Iran, « la plus grande menace » cyberstratégique pour notre pays, d’après le CST.

La Russie fait affaire aussi bien avec ses propres cyberespions qu’avec des cybermercenaires. Ces criminels du monde entier revendent au plus offrant les informations qu’ils collectent.

Ils pompent les données en douce ou paralysent les systèmes informatiques et saisissent l’information. Puis ils exigent une rançon.

1 milliard $ de plus au budget

En 2021, le nombre d’attaques par rançongiciels a bondi de 151 % mondialement, par rapport à 2020. Le Canada à lui seul a essuyé 235 attaques connues, d’après le CST. Et ceci n’est que la pointe de l’iceberg, puisque la majorité des attaques ne sont pas déclarées.

Bien conscient du problème, le gouvernement fédéral a inclus en avril près de 1 milliard $ dans son budget 2022 pour doper nos cyberdéfenses.

Le CST, avec lequel le gouvernement du Québec a signé une entente de collaboration, sera le principal destinataire des fonds.

Le gouvernement Legault, lui, a inclus 119,5 millions $ supplémentaires sur 5 ans pour la cybersécurité dans son dernier budget.

Hydro-Québec dans la mire de Moscou

OTTAWA | Hydro-Québec est une cible de choix pour les ennemis de l’OTAN comme la Russie, car son réseau est interconnecté avec celui des Américains.

« La pire chose qu’on pourrait faire, c’est de penser qu’on est à l’abri parce que le Québec n’intéresse pas les États délinquants », a déclaré le ministre de la Cybersécurité et du Numérique, Éric Caire, au cours de l’étude des crédits de son ministère cette semaine.

Pylônes des lignes de transport d’électricité à haute tension à Montréal. Photo Sébastien Saint-Jean

« Faites juste imaginer si on attaquait Hydro Québec et qu’on réussissait à cesser la production d’électricité en plein mois de février dans le nord-est des États-Unis, pas juste au Québec, parce qu’on fournit de l’électricité aux Américains. Alors s’ils voulaient attaquer les Américains, on est une belle courroie de transmission », a-t-il expliqué.

Le ministre n’a pas dit que la société d’État faisait l’objet d’attaques concrètes et actuelles. Mais des inquiétudes sont exprimées dans de nombreuses communications récentes du Centre de la sécurité des télécommunications (CST).

Les pirates déjà l’oeuvre

Siège social d’Hydro-Québec à Montréal. Photo Joel Lemay/Agence QMI

Fin mars, le Federal Bureau of Investigation (FBI) a aussi sonné l’alarme en indiquant que des pirates russes scannaient les systèmes informatiques des compagnies d’énergie et d’autres infrastructures critiques aux États-Unis.

Il s’agit d’opérations de repérage et de positionnement en vue d’attaques futures, a expliqué le directeur adjoint du FBI, Bryan Vorndran, devant la Chambre des représentants.

Dans la foulée, les États-Unis ont accusé quatre pirates russes, pour des attaques commises entre 2012 et 2018 contre des centaines d’entités du secteur de l’énergie dans le monde.

Outre Hydro-Québec, le Québec héberge des organisations internationales, dont l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), et des exploitants de ressources naturelles stratégiques, qui sont aussi des cibles de choix pour les pirates.

L’aluminerie Alouette Photo Archives

L’aluminerie Alouette à Sept-Îles a d’ailleurs été visée au début du conflit avec l’Ukraine.

« L’aluminerie Alouette a été victime d’une cyberattaque par une organisation russe. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle a été soutenue par le gouvernement russe, mais ce n’est pas impossible », a déclaré le ministre Caire.

— Avec la collaboration de Marie Christine Trottier

Le combat d’une fausse «espionne sexuelle»

Une femme soupçonnée par le service d’immigration du Canada d’avoir été une «espionne sexuelle» au service du KGB a dû se débattre pendant des années pour obtenir le droit de vivre au pays avec son mari canadien.

L’histoire rocambolesque d’Elena Crenna débute en 2013, lorsqu’elle fait une demande de résidence permanente au Canada pour vivre avec celui qu’elle a épousé un an plus tôt.

Elena Crenna, russe, espionne soupçonnée. Photo Facebook

Ce dernier, David Crenna, est un ancien conseiller de l’ex-premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Il occupe également des fonctions importantes au sein de la Société canadienne d’hypothèque et de logement dans les années 1980 et 1990. Il rencontre sa femme en 1994 dans le cadre d’un projet de construction mené par le Canada en Russie. Celle-ci lui sert alors d’interprète.

Rencontres avec le FSB

Rapidement, le FSB (qui a succédé au KGB, les services secrets russes) approche la femme pour obtenir des informations sur le projet mené par M. Crenna en Russie. La femme rencontre un agent du FSB de cinq à sept reprises.

Elle avertit David Crenna de ces contacts et il lui dit de collaborer pour éviter de nuire au projet. Les deux tombent finalement amoureux quelques mois plus tard, avant de se quitter en 1996.

En 2008, David Crenna reprend contact avec Elena qui avait depuis déménagé aux États-Unis et y avait obtenu sa citoyenneté.

Interdite à cause d’un livre

Couverture du livre "Comrade J"

Il la questionne au sujet d’un livre sorti en 2007 intitulé Comrade J, sur les secrets des services secrets après la guerre froide. Le livre parlait d’une « espionne sexuelle » dont l’histoire ressemblait beaucoup à celle de David et Elena Crenna. C’est sur ce livre que ce sont notamment basés les services d’immigration pour interdire l’accès au territoire canadien à la femme.

Cette dernière avait pourtant rencontré le Service canadien de renseignements et de sécurité (SCRS) qui n’avait pas d’opposition à sa demande de vivre au pays.

Il a fallu qu’elle attende 2020 pour qu’un juge de la Cour fédérale ordonne l’annulation de cette décision et qu’elle puisse présenter sa demande de résidence parrainée par son mari.

Des soupçons vers la russie

Intrusion au ministère de Mélanie Joly

Mélanie Joly, ministre des affaires étrangères. Photo Thierry Laforce/Agence QMI

Le 19 janvier 2022, un incident est détecté dans les systèmes informatiques d’Affaires mondiales, alors que la ministre Mélanie Joly est en tournée européenne en soutien à Kyïv. Le ministère soupçonne une intrusion russe. L’attaque force la suspension de certains services en ligne pendant plusieurs semaines. Le ministère est une cible stratégique qui détient des informations confidentielles, notamment sur nos accords commerciaux et notre diplomatie, dont dépend notre sécurité nationale.


Covid-19 et pirates

En juillet 2020, le National Cyber Security Center (NCSC) britannique accuse la Russie de cyberintrusions dans des organismes de recherche travaillant sur la COVID-19 au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada. L’opération aurait été menée par un groupe de pirates qui serait lié aux renseignements russes, Cozy Bear. Les organismes touchés demeurent inconnus. Les pirates cherchent notamment à ralentir la recherche de concurrents en attaquant les systèmes de ventilation pour détruire les échantillons, par exemple, et volent la propriété intellectuelle au passage.


Des officiers visés

Immeuble Mackenzie et tour de l’horloge au Collège Royal Militaire du Canada, Kingston, Ontario. Photo Presse Canadienne / Lars Hagberg

En juillet 2020, les systèmes informatiques du Collège militaire royal de Kingston, qui relève du ministère de la Défense, sont paralysés par une attaque au rançongiciel. Des documents financiers et des données personnelles d’élèves officiers sont compromis. « Vu l’entité ciblée, de telles informations présentaient une sensibilité particulière : un État adverse pourrait par exemple mettre ces données à profit pour évaluer quels individus seraient à l’avenir appelés à gravir la hiérarchie de l’appareil de défense canadien », s’inquiète l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul Dandurand, à l’Université du québec à Montréal (UQAM).


Attaque contre des hôpitaux

En octobre 2021, le système de santé de Terre-Neuve-et- Labrador est frappé par une attaque qui passe rapidement dans les annales comme étant la pire de l’histoire du pays. Des milliers de rendez-vous médicaux et d’opérations sont reportés, des résultats d’examens sont perdus, plus de 200 000 dossiers contenant possiblement des données personnelles de patients et de travailleurs sont dérobés. Le serveur du centre de données du réseau est endommagé. Les auteurs n’ont pas été identifiés. Mais une attaque similaire a touché le système de santé de l’Irlande quelques mois plus tôt. Elle a été attribuée au groupe russe Wizard Spider.

Chapitre 2

Des histoires
dignes d’un film
d’espionnage

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Normand Lester Une analyse de Normand Lester

On aurait pu penser que l’effondrement de l’Union soviétique marquerait la fin de la guerre froide et des activités d’espionnage russes au Canada. Ce ne fut pas le cas. Avec la guerre d’Ukraine, elles risquent de s’intensifier. D’autant plus que Vladimir Poutine, un ancien du KGB (Comité pour la Sécurité de l’État, principal service secret de l’URSS), est maintenant maître du Kremlin.

Place Rouge à Moscou, le Kremlin à droite, avec la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux en arrière-plan. Jean-Yves Neguin

Depuis 1991, plusieurs espions russes illégaux ou dormants, usurpant des identités canadiennes, ont été arrêtés. Sans doute identifiés par la délation de transfuges des services secrets civils et militaires de la Fédération de Russie. Dans l’argot du renseignement, on appelle « illégaux » les espions qui agissent sous de fausses identités, sans statut diplomatique. Généralement, on confie aux illégaux dits dormants des missions de longue haleine qui ont pour objectif d’infiltrer jusqu’au plus haut niveau le pays ciblé. Ces « agents dormants » peuvent prendre des décennies pour pénétrer les institutions politiques, diplomatiques, militaires ou scientifiques pour avoir accès aux informations secrètes recherchées ou agir comme agents d’influence dans les cercles dirigeants pour favoriser Moscou.

Expulsés vers Moscou

En juin 1996, un couple de Toronto en instance de divorce, Ian Mackenzie Lambert et sa femme Laurie Brodie, est accusé par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) d’être des agents illégaux russes opérant au Canada depuis 1990. Le SCRS révèle leur véritable identité : Dmitriy Olshevsky et Yelena Olshevskaya. Les deux espions utilisaient l’identité d’enfants canadiens morts en bas âge. Laurie Brodie, née à Verdun le 8 septembre 1963, est décédée avant son deuxième anniversaire. Ian Mackenzie Lambert est un enfant ontarien décédé le 17 février 1966, à l’âge de trois mois. Les deux espions sont expulsés vers Moscou. Le couple était arrivé séparément au Canada de Russie dans les années 1980.

La fausse Laurie Brodie a ensuite épousé un Canadien nommé Peter Miller dans une cérémonie, en présence de son complice et ex-mari russe. Et, curieux retournement de situation, l’espionne a tenté de revenir au Canada en 2006 pour vivre avec son nouveau mari. Elena Miller, de son nouveau nom, prétendait avoir démissionné des Services des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR), mais refusait de parler de ses activités d’espionnage. Ottawa a rejeté sa demande. Le couple Miller a eu le culot de contester la décision. La Cour fédérale l’a maintenue. Le jugement soulignait qu’en tant qu’espionne russe, elle pouvait difficilement s’attendre à un traitement de faveur du pays dont elle avait si grossièrement abusé.

Surprenante clémence

Aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau de Montréal Joel Lemay / Agence QMI

Le 14 novembre 2006, quelques semaines après la conclusion de cette affaire, un autre espion russe illégal a été arrêté à l’aéroport de Dorval alors qu’il s’apprêtait à s’envoler vers l’Europe de l’Est. Paul William Hampel vivait depuis plus de dix ans à Montréal sous sa fausse identité canadienne. L’agent du SVR, qui se présentait comme un photographe professionnel, utilisait Montréal comme base pour se livrer à des activités d’espionnage dans les Balkans.

La Cour fédérale a accepté de protéger sa véritable identité russe en échange de son admission de culpabilité et a ordonné son expulsion vers Moscou. Le Canada traite avec une surprenante clémence les espions russes dans l’espoir que les Russes fassent de même. Ce ne fut pas le cas en 2019, lorsque le Canado-Britannique Paul Whelan a été condamné à 16 ans de prison en Russie pour espionnage.

L’affaire Gouzenko lance la guerre froide

Si les historiens continuent de débattre du moment précis où la guerre froide a commencé, personne ne conteste que la célèbre «Affaire Gouzenko», qui s’est déroulée en bonne partie à Montréal, a joué un rôle important dans son déclenchement.

Quelques semaines après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Igor Gouzenko de l’ambassade soviétique à Ottawa apprend qu’il va être rapatrié à Moscou. Il décide alors de faire défection avec sa famille. Le 5 septembre 1945, il quitte l’ambassade apportant avec lui les messages secrets qu’il était chargé de transmettre à Moscou depuis des années sur les activités d’espionnage soviétique au Canada.

Igor Gouzenko Photo Creative Commons

Mackenzie King alerté

Pendant deux jours, il erre à travers Ottawa. Il va au journal Ottawa Citizen où on lui dit d’aller à la police.

Gouzenko se rend plutôt au ministère de la Justice, qui est déjà fermé pour la journée. Cette nuit-là, lui et sa famille couchent chez son voisin avec qui il s’est lié d’amitié. Juste avant minuit, quatre hommes de l’ambassade soviétique entrent par effraction dans son appartement à sa recherche. Il appelle la police qui arrive, rapidement suivie de la GRC. Le premier ministre Mackenzie King est alors informé à son sujet.

Que Mackenzie King ait d’abord voulu le remettre aux Russes pour ne pas indisposer Staline est l’un des aspects consternants de cette histoire. Heureusement, le premier ministre a été fortement conseillé d’assurer la protection de Gouzenko et de ses documents par un coup de téléphone du Secret Intelligence Service britannique alerté par la GRC.

Révélations-chocs

En plus d’anéantir les réseaux d’espionnage russes au Canada, les révélations de Gouzenko à la GRC vont perturber des réseaux semblables aux États-Unis et en Grande-Bretagne. La Commission royale d’enquête Kellock-Taschereau révélera comment des espions russes se sont emparés d’importants secrets technologiques canadiens. Dans l’affaire Gouzenko, l’argent n’a joué aucun rôle important dans le recrutement de Canadiens pour espionner en faveur de Moscou. Ce sont des raisons idéologiques qui les ont motivés.

Au Canada, les Soviétiques étaient assurés du soutien des membres du parti communiste, de ses organisations affiliées ou de façades ainsi que de leurs sympathisants. Progressistes (que Lénine appelait des «idiots utiles») et communistes voulaient aider la «patrie du socialisme» et son chef Joseph Staline dans sa lutte contre le capitalisme.

L’enquête aboutira à la condamnation de 18 personnes pour avoir violé la Loi sur les secrets officiels au profit de l’URSS. Au Royaume-Uni, les physiciens nucléaires Klaus Fuchs et Alan Nunn May seront condamnés à des peines de travaux forcés. Nunn May avait remis aux Russes des échantillons d’uranium expérimentaux qu’il avait volés dans le laboratoire de l’Université de Montréal où il travaillait au développement de l’arme nucléaire.

La double vie d’un député

La condamnation la plus spectaculaire de l’affaire Gouzenko fut celle de Fred Rose, le seul député communiste jamais élu à la Chambre des communes. Il représentait la circonscription montréalaise de Cartier alors axé sur le Mile-End. Né à Lublin en Pologne en 1907, Rose fréquente le lycée juif francophone de la ville avant que sa famille émigre au Canada.

Fred Rose, député fédéral et espion Photo Creative Commons

Rose dirigeait un réseau d’une vingtaine d’espions ciblés sur le développement de la bombe atomique dans le cadre du Projet Manhattan, dont une partie des recherches se déroulait à Montréal.

Expulsé des Communes, Rose, qui ne reconnut jamais sa culpabilité, fut condamné à six ans de prison qu’il purgea au pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul. Libéré en 1951 après quatre ans et demi de détention, il contesta sans succès la révocation de sa citoyenneté canadienne en 1957.

Fred Rose est décédé en mars 1983 à Varsovie à l’âge de 75 ans. Une modification, dite «amendement Fred Rose» fut par la suite apportée à la Loi sur la citoyenneté afin qu’un tel retrait de citoyenneté canadienne ne puisse plus jamais se reproduire.

Mystérieusement, les pages du journal personnel de Mackenzie King traitant de Rose ont disparu comme la plupart des autres documents traitant de son cas dans les archives de l’ancien premier ministre.

La vengeance d’un homme trompé

Le cas le plus récent d’espionnage russe au Canada est celui du sous-lieutenant Jeffrey Delisle de la marine canadienne, travaillant à la base ultra-secrète d’écoute électronique maritime Trinity dans le port de Halifax.

Tracey Foley
La base secrète Trinity à Halifax. Photo Google street view
Le militaire canadien Jeffrey Delisle. Photo Forces Armées Canadiennes

Delisle a vendu des informations aux renseignements militaires russes (GRU) dans le plus important vol de documents secrets de l’histoire du Canada.

Cette affaire d’espionnage commence par une infidélité conjugale. Delisle affirme qu’ila décidé de trahir son pays, de vendre des secrets du Canada à la Russie, après avoir surpris sa femme en train de le tromper avec leur voisin. Curieux acte de vengeance.

Entre 2007 et 2012, le dixième jour de chaque mois, Delisle a transféré par internet des secrets militaires et civils aux Russes. En tout , il a reçu 71 000 $ du GRU. Ses premiers 10 000 $ ont été dépensés pour des boucles d’oreille coûteuses dans une tentative infructueuse de convaincre sa femme de reprendre avec lui. Ottawa ne s’est aperçu de rien. Presque cinq ans après le début de sa trahison, c’est le Federal Bureau of Investigation (FBI) qui a alerté la GRC et le SCRS au sujet de Delisle en 2011. En février 2013, il a été condamné à 20 ans de prison. Dans de nombreux pays, il aurait été condamné à mort.

Bénéficiant d’une incroyable indulgence, Jeffrey Delisle a recouvré sa complète liberté en mars 2019. La Commission des libérations conditionnelles a décidé qu’il ne risquait pas de récidiver.


Papa et maman, des espions

En 2010, le FBI arrête aux États-Unis un couple d’agents illégaux russes qui se disent Canadiens. Ils vivaient dans la région de Boston depuis une dizaine d’années avec leurs deux enfants. Les deux ados découvrent alors que leurs parents ne sont pas de vrais Canadiens, mais des espions russes avec des identités volées à des enfants morts en bas âge.

Le KGB avait introduit le couple d’espions au Canada dans les années 1980. La prétendue Tracey Foley avait donné naissance à Toronto à deux garçons. Le couple s’était ensuite établi aux États-Unis. Les fils ont dû accompagner leurs parents expulsés vers Moscou. Maintenant nommés Alexander et Timofei Vavilov, les deux garçons voulaient recouvrer leur citoyenneté canadienne.

Tracey Foley
Tracey Foley. Vrai nom : Elena Stanislavovna Vavilova Capture d'écran FBI
Donald Heathfield
Donald Heathfield. Vrai nom : Andrey Bezrukov Capture d'écran FBI

La loi ne confère pas la citoyenneté aux enfants nés au Canada dont les parents sont à l’emploi d’un gouvernement étranger, dans ce cas-ci des espions au service de la Russie ! À la suite d’une contestation judiciaire d’un des garçons, la Cour suprême du Canada,indulgente, a rétabli la citoyenneté canadienne des jeunes hommes maintenant âgés de 25 ans et de 29 ans.

Chapitre 3

Les secrets
derrière les
adresses
russes
au Québec

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Un riche patrimoine, encore aujourd’hui

La Fédération de Russie possède un riche patrimoine totalisant plus de 16 M$ en immeubles dans la région de Montréal. Ces propriétés, toutes acquises à l’époque de la guerre froide, sont liées à des opérations d’espionnage et de contre-espionnage.

Notre Bureau d’enquête a découvert plusieurs informations intéressantes sur ces propriétés, dont certaines sont entourées de mystère. Le consulat n’a pas répondu à nos questions sur celles-ci.

MONTRÉAL
Avenue du Musée
Trois bâtisses acquises respectivement en 1971, 1967 et 1985 par l'URSS
Valeurs: 3,6 M$, 2,1 M$ et 8,2 M$

Des secrets bien gardés au consulat russe

Le consulat russe situé au centre-ville de Montréal a longtemps fait l’objet de surveillance par les services secrets canadiens qui avaient même une cache dans un bâtiment en face. Le complexe gouvernemental est composé de trois somptueuses résidences situées dans le Mille carré doré valant près de 14 M$. Elles ont été acquises de riches familles montréalaises, dont les Molson.

Extrait des documents de vente de l’une des bâtisses. Ville de Montréal

Les documents de vente de l’un des bâtiments de l’URSS sont signés par Thomas Henry Pentland Molson. Ce membre de la célèbre famille brassicole montréalaise a acheté le Club de hockey Canadien en 1957 avec son frère Hartland. Il a vendu sa résidence cossue pour 152 000 $, quelques mois après la naissance de son petit-fils, Geoff Molson, l’actuel propriétaire des Canadiens de Montréal.

Le bâtiment voisin a quant à lui été l’objet d’une histoire digne d’un film d’espionnage.

Le 14 janvier 1987, un incendie se déclare dans le bâtiment central du consulat. Des gardes soviétiques interdisent d’abord l’accès aux pompiers pendant que des employés sortaient en vitesse des documents du gouvernement communiste par l’arrière du bâtiment.

Incendie du consulat soviétique URSS à. Montréal le mercredi 14 janvier 1987. Archives/Le Journal de Montréal

Quand les pompiers ont finalement pu accéder à l’intérieur, ils ont été étroitement surveillés par des employés du consulat qui tentaient de les empêcher d’accéder à certaines salles.

Opération ultra-secrète

Malgré les efforts des Soviétiques, les services secrets canadiens mettront la main sur les débris de la demeure complètement ravagée par les flammes. Des agents du gouvernement effectueront un tri minutieux des décombres dans le but de trouver des documents appartenant à leurs rivaux du bloc de l’Est. Quelques années plus tard, un ancien agent du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ayant pris part à cette opération ultra secrète nommée projet F déposera même une plainte en cour contre son employeur. Guy Chamberland disait avoir été contaminé par des bactéries en triant à la main les débris de l’incendie.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, plusieurs citoyens ont manifesté devant le consulat russe de Montréal.

Consulat de la Russie à montréal, le 22 mars 2022. Courtoisie

Les diplomates ont également dû traiter avec des colis suspects en mars, a révélé notre Bureau d’enquête. Le consulat s’est muni d’une boîte hermétique pour y ouvrir son courrier après avoir trouvé de la poudre.

MONTRÉAL
Boulevard Pie-IX
Immeuble acquis en 1965 par la Chambre commerce de l’URSS puis en 1967 par le gouvernement soviétique (avant éclatement du bloc)
Valeur: 1,8M$

Un espion à la délégation commerciale

Cet immeuble d’habitation presque anonyme du boulevard Pie-IX a abrité la délégation commerciale de l’URSS, puis de la Russie, jusqu’en 2009. Elle a servi de couverture à au moins un espion du KGB. Vladimir Vetrov, une des plus célèbres taupes soviétiques de la guerre froide, y travaillait officiellement comme «ingénieur» pendant un bref séjour dans les années 1970.

Vetrov avait rapidement été identifié comme un espion du Comité pour la sécurité de l’État (KGB) par les services de renseignement français dès la fin des années 1960, alors qu’il était basé à Paris. Quand il arrive à Montréal, en 1973, sous couvert commercial, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en avait donc été informée. Mais le gouvernement canadien avait tout de même accepté de lui donner un visa. Les policiers canadiens ont aussi su par leurs alliés français que le Soviétique avait «un goût prononcé pour le mode de vie occidental».

Maison appartenant à la fédération de Russie située sur le boulevard Pie-IX à Montréal, face au jardin botanique. Dominique Cambron-Goulet/Le Journal de Montréal

Dès que Vetrov s’installe à Montréal, la GRC tente donc une approche en vue de le recruter comme collaborateur. Le vol de bijoux de la femme de Vladimir Vetrov, Svetlana, servira de prétexte aux policiers pour entrer en contact avec lui. Mais la GRC ne réussira pas à recruter l’espion soviétique. «Une taupe au sein de la GRC avait averti le KGB, quasiment en temps réel, de l’opération dirigée contre Vladimir Vetrov en vue de le recruter», expliquent les auteurs Raymond Nart et Jacky Debain dans le livre L’affaire Farewell vue de l’intérieur.

Couverture du livre L’affaire Farewell vue de l’intérieur.

Sachant cette histoire, il n’est donc pas surprenant que l’édifice de la rue Pie-IX ait fait l’objet de surveillance.

«Le service de sécurité de la GRC et après le SCRS avaient installé des caméras sur le terrain du Jardin botanique pour surveiller la résidence il y a une quarantaine d’années», se souvient le journaliste Normand Lester. Après seulement neuf mois à Montréal, Vetrov sera rapatrié à Moscou.

Célèbre taupe

Ce sont finalement les Français qui en feront une des plus célèbres taupes soviétiques. Au début des années 1980, la direction de surveillance du territoire (DST) française a obtenu des milliers de pages de documents secrets soviétiques grâce à Vetrov, qui les photographiait à l’aide d’un appareil photo fourni par la CIA. La taupe, dont le nom de code était Farewell, a également fourni une liste de plus de 400 agents du KGB.

De retour en URSS, Vetrov a été exécuté en 1985 pour trahison. En 2010, le bâtiment rue Pie-IX a été rénové pour ajouter deux logements aux deux déjà existants. Au passage du Journal, personne n’était sur place.

SAINT-COLOMBAN
Rue de la Terrasse-François
Maison que l’URSS a hérité de Siméon Kindelvich en 1974.
Valeur: 222 400$

Une mystérieuse demeure à Saint-Colomban

Un homme d’origine ukrainienne a légué à l’URSS une petite propriété du village de Saint-Colomban, dans les Laurentides, au début des années 1970. Et le gouvernement russe a tenu à la conserver jusqu’à aujourd’hui, bien qu’il ne s’y déroule pratiquement aucune activité depuis des années.

«Les seules personnes que j’ai vues, c’était il y a cinq ans, des travailleurs pour des rénovations», explique Guy Perron, qui habite la même rue depuis près de 10 ans. France Bergevin, qui a habité la maison voisine pendant une vingtaine d’années, dit que des gens semblaient résider de manière permanente à cet endroit «il y a vingt ans».

«Mais après, ça a toujours été du va-et-vient les fins de semaine, et beaucoup moins ces dernières années», relate-t-elle.

Maison appartenant à la fédération de Russie située sur la rue Terrasse-François à Saint-Colomban. Dominique Cambron-Goulet/Le Journal de Montréal

Le mystère entourant cette propriété alimente ainsi les rumeurs dans la petite ville des Laurentides. Certains parlent d’une ancienne demeure de pilotes d’avions soviétiques, d’autres d’un chalet de diplomates.

Même à la municipalité, on ignore l’histoire complète de cette maison désignée comme « service gouvernemental » dans le rôle d’évaluation.

Louée par le consul

Notre Bureau d’enquête a découvert que la propriété avait été louée dès 1968 par un membre du gouvernement soviétique.

Portrait de Pavel Fedorovitch Safonov pris en 1957. M. Safonov a été consul général soviétique à montréal de 1967 à 1971. Konopleva N.P.Wikimedia Commons

Cette année-là, le consul général de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) à Montréal, Pavel Safonov, l’a louée au coût symbolique de 1 $ par an pour une durée de dix ans.

Une des clauses du bail permettait à M. Safonov de démolir ou de construire ce qu’il souhaitait sur le terrain.

Extrait du Bail de M. Safonov. Ville de Saint-Colomban

Le diplomate était arrivé à Montréal environ un an plus tôt et dirigeait le tout nouveau consulat soviétique montréalais. Lors de sa précédente mission à l’étranger, il était intervenu dans une histoire d’espionnage.

En 1963, alors qu’il était chargé d’affaires à l’ambassade soviétique en Australie, M. Safonov avait dû placer un de ses collègues, piégé pour espionnage par une agente double des services secrets australiens, sur un vol express vers Moscou.

Un héritage à l’URSS

C’est en 1974 que l’URSS est devenue propriétaire de l’immeuble. En 1970, Siméon Kindelvich, un Ukrainien d’origine, a signé un testament spécial pour le léguer au gouvernement soviétique.

Extrait du testament de Siméon Kindelvich. Ville de Saint-Colomban

On ignore pourquoi il ne l’a pas cédée à sa famille qui habite ici. Son petit-fils n’a pas souhaité nous accorder d’entrevue. Et son arrière-petit-fils ignorait cette histoire.

M. Kindelvich est décédé en Ukraine en 1972, après avoir vécu presque toute sa vie ici. Sa femme, Anna Shadko, a travaillé pour l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), à Montréal.

L’URSS est passée à deux doigts de perdre sa propriété en 1977, après avoir omis de payer ses taxes. Un certain René Labelle l’avait réclamée à l’encan. Mais dix jours plus tard, un employé de la compagnie d’aviation nationale, Aéroflot, est venu régler le compte de 215,77 $.

Extrait du compte de taxes municipale du consulat. Ville de Saint-Colomban

La demeure actuelle n’a été construite qu’en 1991. Lors de notre passage la semaine dernière, il n’y avait pas âme qui vive.

Toutefois, le drapeau de l’« Infomanistan » apposé sur le garage par l’animateur de l’émission Infoman, Jean-René Dufort, quelques semaines plus tôt, n’y était plus.

Pas de sanctions

Le Canada n’a pris aucune sanction contre les biens immobiliers du gouvernement russe ni contre les diplomates depuis le début de la guerre en Ukraine. Des pays européens comme la France, l’Allemagne ou l’Italie ont déjà expulsé bon nombre de diplomates en raison de l’invasion.

Les cinq immeubles appartenant à la Fédération de Russie sont exemptés de taxes foncières, comme tous les édifices appartenant à des gouvernements étrangers au Québec. Le pays de Vladimir Poutine n’a qu’à débourser une centaine de dollars par an à la ville de Saint-Colomban pour le ramassage des déchets et du recyclage.

Crédits

Textes et recherche : Anne-Caroline Desplanques, Éric Yvan Lemay, Dominique Cambron-Goulet et Normand Lester

Recherche : Marie-Christine Trottier et Philippe Langlois

Design, illustration : David Lambert

Réalisation : David Lambert et Cécilia Defer

Intégration web : Cécilia Defer

Animations : Alexandre Pellet et Cécilia Defer

Direction, création éditoriale : Charles Trahan

 
Sommaire  
Chapitre 1La nouvelle menace du cyber-espionnage russe au Canada Chapitre 2Des histoires dignes d’un film d’espionnage Chapitre 3Les secrets derrière les adresses russes au Québec