Le nombre de Québécois morts d’une surdose de fentanyl a doublé pendant la pandémie, révèle une compilation du Journal. Les mesures prises pendant la crise sanitaire ont complètement effacé les gains des dernières années, déplorent des experts.
Le bureau du coroner a conclu que 308 personnes sont décédées en raison du fentanyl depuis sept ans, selon les rapports obtenus par Le Journal.
Après une année dévastatrice de 53 décès en 2017, quand les surdoses mortelles au fentanyl ont commencé à faire les manchettes, ça s’est amélioré.
En 2018, le bureau du coroner a rapporté 33 décès et 29 en 2019. Or, les mesures prises pour lutter contre la pandémie ont fait repartir la tendance vers le haut, selon plusieurs experts.
En 2020, 60 personnes ont péri d’une surdose alors que le fentanyl a tué 52 personnes en 2021, année probablement incomplète puisque le coroner prend souvent 11 mois pour effectuer ses enquêtes.
D’ailleurs, des coroners déplorent le rôle de la pandémie. Des toxicomanes qui s’en sortaient ont sombré dans la drogue avec le confinement. Dans la plupart des cas, ils ont consommé seuls. Il était donc impossible de leur porter secours.
Sans surprise, c’est à Montréal qu’on trouve le plus de victimes, suivie de Gatineau et Québec. Gatineau affiche le pire bilan proportionnellement à la population
À la suite du pic de décès de 2017, le gouvernement Couillard avait déployé une stratégie nationale sur deux ans pour s’attaquer au problème des surdoses en investissant 23 millions.
Cet argent avait bonifié notamment le soutien aux organismes œuvrant auprès de la clientèle, qui ont pu offrir entre autres davantage de services d’injection supervisée.
Or, à l’arrivée de la pandémie, «tout ça a été un peu mis de côté», déplore Marie-Ève Morin, médecin de famille en santé mentale et en dépendance.
Les mesures sanitaires ont été catastrophiques pour la clientèle toxicomane, explique la Dre Morin, qui cite l’isolement des consommateurs et la fermeture de la quasi-totalité des centres de thérapie pendant les trois premiers mois de la pandémie.
«Pendant la pandémie, je pense qu’on aurait pu éviter de multiples décès si les gens n’avaient pas été en confinement et si on n’avait pas eu le couvre-feu», soutient-elle.
Qui plus est, la fermeture prolongée des frontières a aggravé la circulation sur le marché noir de drogues de plus en plus dangereuses, ce qui a contribué à faire augmenter les décès.
«Importer une once de cocaïne ou d’héroïne pure pendant la pandémie, c’était presque mission impossible pour les trafiquants», fait savoir Marie-Ève Morin.
Le fentanyl a aujourd’hui pratiquement remplacé l’héroïne sur le marché. Ses consommateurs ingèrent parfois à leur insu un cocktail contenant d’autres substances dangereuses.
«À partir du moment où on tombe dans le fentanyl, on augmente grandement le risque de surdoses. On joue avec le feu», fait savoir pour sa part Anne Élizabeth Lapointe, directrice de la Maison Jean Lapointe, pour illustrer à quel point cette substance est plus puissante que l’héroïne.
La Santé publique de Montréal, ville où le fentanyl a tué le plus de personnes au Québec depuis sept ans, veut accroître le nombre de salles d’injection supervisée sur son territoire afin de mieux prévenir les surdoses.
«On est en train de réviser notre plan, explique Carole Morissette, médecin-conseil du Direction régionale de santé publique de Montréal (DRSP) On va faire un appel de projets et on va soutenir de nouveaux partenaires dans de nouveaux quartiers qu’on a ciblés.»
Elle reconnaît que les services voués aux consommateurs sont insuffisants sur le territoire. Seulement trois points de services étalés dans deux quartiers et une unité mobile sont déployés, et l’offre de service n’a pas augmenté depuis 2017.
Selon les rapports du coroner obtenus par Le Journal, le fentanyl a fait perdre la vie à 28 Montréalais en 2021, par rapport à 6 en 2019.
Des données provisoires publiées par la Santé publique de Montréal montrent que la présence du fentanyl dans les surdoses mortelles est passée de 8 % à 34 % dans les deux dernières années. Le portrait global des surdoses mortelles toutes substances confondues est toutefois plus nuancé dans la métropole.
«On est revenu à une moyenne de décès par mois [similaire à celle de] l’époque pré-pandémie» après une hausse de décès de 25 % pendant la crise sanitaire, explique la Dre Morissette.
Essayer une substance dont on ne connaît pas la provenance peut être fatal, comme en témoigne le cas d’un Lavallois mort en 2018.
Avant d’arriver dans un bar lors d’une soirée avec ses amis, l’homme de 38 ans a trouvé un sac contenant de la poudre blanche. «Il met son doigt dans le sac et le porte ensuite à ses lèvres», peut-on lire dans le rapport du coroner.
Quand lui et ses amis sont repartis vers le domicile de son ami vers 2 h du matin, sa démarche était chancelante. Il s’est endormi dans la voiture. Deux de ses amis l’ont étendu sur un sofa, sur lequel il a continué à dormir.
La poudre blanche qu’il a goûtée lui aurait coûté la vie. «Le soir du 14 juin 2018 [...] [il] est intoxiqué aux drogues. En effet, les analyses toxicologiques confirment qu’il s’agit de la cocaïne, du fentanyl et de la morphine», conclut la coroner.
Un sans-abri de 26 ans n’a eu aucune chance en ingérant du carfentanil, une forme de fentanyl si puissante qu’elle est normalement utilisée comme calmant pour les éléphants.
C’est dans un boisé dans l’arrondissement de Saint-Laurent que l’homme a été retrouvé mort en position accroupie vers l’avant, les genoux et le visage au sol.
L’endroit dans lequel il a été retrouvé est « reconnu pour être fréquenté par des toxicomanes », indique le coroner.
En plus de la cocaïne, du carfentanil a été retrouvé dans son sang, un opioïde 100 fois plus puissant que le fentanyl.
« Il est impossible pour le commun des mortels de savoir si les drogues de rue consommées contiennent du carfentanil dû au fait que cette substance est invisible, inodore et sans saveur, prévient le coroner dans son rapport. Même en très petite quantité, cette substance peut causer une surdose et même la mort. »
Un Montréalais qui consommait de la cocaïne avec son ami dans une résidence de la métropole est mort en ne se doutant pas que celle-ci contenait du fentanyl.
Selon le témoignage de son ami, « l’effet de la cocaïne n’était pas comme d’habitude », peut-on lire dans le rapport du coroner. Les deux se sont endormis sous l’effet de la drogue. Le lendemain, l’ami a laissé l’homme au sol, car il ronflait et dormait. Sans nouvelles vers midi, il a demandé à des connaissances de se rendre chez lui pour aller voir s’il se portait bien.
Une personne s’est rendue à la résidence et a vu l’homme couché sur le sol, visiblement mort. Il serait décédé d’une surdose involontaire au fentanyl, car des traces de cet opioïde ont été trouvées dans la cocaïne qu’il avait consommée.
Une femme de Québec est morte quelques heures après s’être vu refuser sa prescription qui l’empêchait normalement de faire une surdose d’opioïdes. Le jour de son décès, la femme de 34 ans était « en colère », car son médecin ne lui avait pas prescrit de l’hydromorphone pour une douleur à l’épaule, indique le rapport du coroner.
Ce médicament lui permettait également de prévenir une intoxication aux opioïdes, puisqu’elle consommait régulièrement des stupéfiants selon ses proches.
Elle a été découverte sur le sol de sa cuisine par un ami quelques heures plus tard, avec auprès d’elle des comprimés non identifiés et de l’équipement pour procéder à une injection.
« L’ensemble des évidences recueillies laisse présumer que le décès de [la dame] résulte d’une consommation par injection de fentanyl et d’étizolam à son insu, alors qu’elle croyait s’injecter sa dose quotidienne d’hydromorphone », indique le coroner.
Une femme de Gatineau qui avait réussi à vaincre son problème de consommation a fait une rechute mortelle alors qu’elle vivait un deuil.
La victime de 28 ans a été retrouvée morte près de son lit au mois de mai 2020 avec près d’elle des pipes à crack, de la naloxone et plusieurs substances contenues dans des sachets.
Elle est décédée d’une surdose à la suite d’une consommation entre autres de méthamphétamine, d’étizolam et de fentanyl, conclut le coroner. Il rapporte que c’est un deuil qui a tout fait basculer.
« Selon ses proches, interrogés par les policiers, cette dernière ne consommait plus et tentait de reprendre sa vie en main.
Toutefois, le décès de sa soeur jumelle, six semaines auparavant, l’aurait grandement fragilisée ».
L’adolescence difficile d’une travailleuse du sexe marquée par la consommation de drogues s’est tragiquement terminée par une surdose en 2020.
Originaire de Toronto, la femme de seulement 18 ans a été vue vivante la dernière fois sur une caméra de surveillance où on la voit partir de la chambre de l’homme qu’elle rencontrait pour aller dans la sienne.
Des médicaments, une pipe à crack et une paille avec des résidus de poudre blanche dessus ont été retrouvés dans sa chambre. Elle avait un taux de fentanyl toxique dans le sang. De la méthamphétamine, de la cocaïne et plusieurs autres types de médicaments et d’opioïdes s’y trouvaient.
Des proches de la victime affirment qu’elle a eu une « adolescence difficile dans un contexte de consommation de drogues et [de] prostitution », écrit la coroner. Elle avait fait deux surdoses de drogue et avait aussi fait une tentative de suicide.
Journalistes : Olivier Faucher et Charles Mathieu
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Photographies des sachets de fentanyl fournies par l'organisme CACTUS Montréal