

PROSTITUTION
Dans les coulisses d’une chasse aux clients
Le Journal aux premières loges d’une opération policière
Notre journaliste a accompagné des enquêteurs lors d’une opération visant à arrêter des hommes qui sollicitent les services d’une escorte : ceux qui croyaient avoir rendez-vous avec une femme prête à leur faire des faveurs sexuelles moyennant rétribution ont plutôt été accueillis à l’hôtel par des policiers.
Pour la première fois au Québec, des hommes coincés les culottes à terre par la police pour avoir sollicité les services sexuels d’une escorte majeure se voient offrir une chance en or: s’éviter un casier judiciaire.
Le Journal a récemment assisté à une opération clients menée par le Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL). Grâce à leur projet pilote inédit, ces hommes arrêtés ont pu choisir l’éducation plutôt que la condamnation. Incursion dans les coulisses d’une chasse aux clients.

6:00
Le fall-in
«Ça texte pas mal, on reçoit des messages depuis 4h du matin.»
Le lieutenant-détective Marc Desrosiers s’adresse à une vingtaine de policiers rassemblés dans une salle de réunion du SPAL. Le responsable de l’équipe intégrée intervention et soutien aux victimes d’exploitation sexuelle résume le déroulement de la journée, les tâches de chacun. L’opération policière, qui s’est déroulée en février dernier, est faite dans le cadre du nouveau programme de type John School, qui permet la déjudiciarisation de l’obtention de services sexuels.

Il s’agit d’un projet pilote, financé par le ministère de la Justice et lancé en mai 2022. Seul le SPAL y participe pour l’instant. Comme lors d’autres opérations clients, on arrête les hommes qui paient pour avoir du sexe. Depuis 2014 au Canada, une femme a le droit d’afficher ses services, mais il est illégal de les acheter. Plutôt que de faire subir un procès aux clients et d’éventuellement les condamner, on veut désormais les éduquer.
Ce programme n’est pas destiné aux prédateurs qui sollicitent les services sexuels d’une mineure ni à ceux qui traînent des antécédents de crimes sexuels ou de violence faite aux femmes, prévient le lieutenant-détective Desrosiers.

7:00
Quartier général à l’hôtel
La chambre d’hôtel est de grandeur standard. La décoration est neutre, les rideaux sont tirés. Sur deux lits doubles séparés par une table de chevet, quatre personnes prennent place, les yeux rivés sur leur téléphone.
Ce sont les texteurs. Ils répondent depuis l’aube à ceux qui se magasinent une pipe, une relation sexuelle complète ou autres fantasmes.
«Un devait s’en venir pour 7h, mais il a eu une crevaison», laisse tomber l’un d’eux.
La veille, un homme s’est fait intercepter par la police pour une infraction au code de la sécurité routière, alors qu’il se dirigeait vers l’hôtel situé sur le territoire de l’agglomération de Longueuil. Il s’est par la suite présenté au rendez-vous, mais a eu affaire à nouveau avec des policiers.
«Ça n’a pas dû être une bonne journée pour lui», lance le lieutenant-détective Desrosiers.

Ces hommes, qui magasinent des rapports intimes à l’aube, répondent à une annonce publiée plus tôt sur un site web, où l’offre de service sexuel est explicite. Parmi la panoplie d’offres, si l’un d’eux clique sur l’annonce créée de toutes pièces par des enquêteurs, son petit moment de relaxation risque plutôt d’avoir l’effet d’une douche froide.
Sur les sites d’annonces d’escortes, jamais les policiers ne vont interpeller un homme. C’est lui qui communique avec eux, croyant à tort interagir avec une femme qui offre des faveurs sexuelles. L’annonce sur laquelle ces hommes cliquent se fond au travers des centaines d’autres. Les policiers empruntent le lexique des escortes, utilisent les mêmes expressions, abréviations. Même chose lorsqu’ils textent.
«De la manière qu’on texte, ils ne peuvent pas le savoir qu’on est des policiers», assure Martine Roy, sergente-détective.
Un petit arrêt rapide
Mais lorsque les clients entrent dans la chambre d’hôtel, il n’y a rien d’érotique. Arrestation, menottes (des vraies) aux poignets, lecture des droits. La technique d’enquête est courante, et a même été approuvée par la Cour suprême. Mais les policiers doivent suivre un protocole clair.
«On reçoit des textos depuis 4h45. Ce sont souvent des gens qui veulent faire un petit arrêt avant de partir travailler», explique la sergente-détective Roy.

Marc Desrosiers s’est installé au bureau aménagé près du téléviseur. Walkie-talkie à la main, c’est lui qui coordonne l’arrivée des clients dans une autre chambre, leur arrestation, jusqu’à la confiscation de l’argent offert pour payer le service sexuel demandé. Autour des lits et du bureau, d’autres policiers sont assis sur des chaises de camping. Ce sont eux qui vont accompagner les hommes arrêtés, leur expliquer le projet pilote, afin de savoir s’ils acceptent de participer au programme.
« Si un des gars a les genoux qui fléchissent, parce qu’il a une grosse job avec un gros salaire et qu’il croit que sa vie est finie, appelez-moi, je vais faire venir quelqu’un »![]()
L’arrestation est en effet très souvent un choc pour les hommes. Certains d’entre eux sont pris de panique. Les policiers ne vont alors pas les laisser quitter en état de détresse. Ils sont alors référés à l’équipe de soutien en intervention psychosocial du SPAL.
7:30
Sans condom svp
Très tôt, un autre homme devait venir, mais il ne s’est finalement pas présenté. Peu importe, les texteurs sont occupés, les messages continuent de rentrer.
Un demande une relation sans condom. Il s’agit de la demande la plus fréquente.
L’interlocuteur insiste, il ajoute qu’il est «propre».
«Les trois quarts des gens demandent sans condom. Et ils nous précisent tous qu’ils sont propres», dit le lieutenant-détective Desrosiers.

Extrait de messages envoyés aux policiers qui se font passer pour une escorte. Les montants ont été camouflés pour des raisons de sécurité.
- H veut dire heure
- HH demi-heure (half-hour)
- BBBJ fait référence à une fellation sans condom
- GFE signifie girlfriend experience (expérience de style copine)
8:00
Des polis et des moins polis
«Salut sexy, ça va?»
En voilà un qui est poli. Les hommes qui sollicitent des services sexuels sont souvent plus directs, explique la sergente-détective Roy.
– Dispo?
– C’est quoi tes prix?
«On peut vraiment parler de marchandisation d’une personne: salut, tes prix, tes mensurations. C’est comme si on est sur Amazon», déplore la policière Fannie Perras, de l’équipe spécialisée en exploitation sexuelle, au SPAL.

«Fellation», «relation complète» sont des demandes communes. Mais parfois, certains exigent des extravagances impliquant de l’urine ou des excréments. D’autres veulent éjaculer à des endroits peu communs (par exemple, un œil). Des hommes se sont déjà pointés avec des accessoires en main, comme de la corde ou du ruban adhésif...
« Souvent ils demandent ce qu’ils ne sont pas capables d’avoir à la maison »
Un jeune homme puceau s’est aussi déjà présenté rose et champagne à la main... Ce qui devait être sa première fois s’est plutôt terminée sur la banquette arrière d’une voiture de police. La matinée avance, les textos se multiplient.
«Un veut venir dès que possible», avertit Sophie Martel, sergente-détective.
Assise à côté d’elle, Martine se fait aller les pouces, son téléphone ne dérougit pas: elle clavarde avec trois hommes en même temps. «On a quel âge déjà?» demande-t-elle à haute voix, pour s’assurer de bien refléter ce qui est écrit sur l’annonce. Son commentaire fait rire ses collègues.

9:00
Un luxe coûteux
La personne qui textait Sophie depuis quelques minutes finit par mettre fin à la conversation en déplorant les tarifs trop chérants. Les policiers se sont pourtant collés aux prix «du marché», afin de ne pas exiger des montants exorbitants ni d’offrir des aubaines.
Un autre interlocuteur met fin aux communications avec l’enquêteur Mario Lavoie, prétextant aussi des raisons financières.
«Je n’ai pas l’argent, je dois aller mettre du gaz», a écrit l’individu.
Lorsque le client se désengage, les policiers n’insistent pas. Les policiers remarquent que le contexte économique difficile freine certains. Malgré tout, la demande est encore bien élevée, nuance Marc Desrosiers.
« «Si j’ai besoin de quatre policiers pour répondre aux textos, c’est que c’est ça la demande» »
Il dit recevoir des textos d’en moyenne 150 personnes par jour, mais que lors d’une période achalandée, cela peut grimper jusqu’à 400.
Pour les besoins du projet pilote, l’opération est effectuée avec un effectif régulier. L’objectif est en effet que le programme de type John School fasse des petits et soit mis en place un peu partout au Québec. «Donc on limite le personnel, pour voir ce que ça donne si un corps de police plus petit le fait», explique-t-il.

10:30
Pluie de textos, pas de client
Malgré la pluie de messages qui rentrent depuis des heures, aucun client potentiel ne se pointe. C’est rare que cela arrive, concèdent les policiers. C’est peut-être le choix de journée (un mercredi).
«On teste différentes plages horaires. On n’est pas capable de dire quand ça fonctionne le plus», explique le lieutenant-détective Desrosiers.
Les policiers ont effectué une opération le jour de la Saint-Valentin, mais la stratégie ne s’est pas avérée très fructueuse.
Se mettre en danger?
«Quand c’est tranquille comme ça, je pense à la fille qui s’est loué une chambre à 200$, pis qui n’a pas de réponses... est-ce qu’elle va accepter des choses qu’elle n’accepterait pas normalement? Va-t-elle se mettre en danger pour payer sa chambre?» lance Martine Roy.
Les policiers insistent: ils ne veulent pas contrecarrer la prostitution, mais bien y sensibiliser. Les rencontres avec les clients arrêtés pour le programme permettent d’en apprendre davantage sur leurs motivations, mais aussi leurs fausses croyances.
«La majorité ignore les répercussions sur les filles. Quand on questionne les gars, ils disent qu’ils n’avaient pas pensé à ça», laisse tomber Fannie Perras.
« Tout tourne autour d’eux. Beaucoup pensent que leur vie vient de se finir-là, que leur famille va être informée. Ils réalisent qu’ils peuvent perdre beaucoup. »![]()
La majorité des hommes arrêtés disent que c’est la première fois qu’ils sollicitent de tels services.
«Il y en a qui nous demandent des choses précises, en utilisant des acronymes. On peut prétendre facilement que s’ils connaissent les bons acronymes...», ajoute-t-elle.

- L'acronyme GFE signifie girlfriend experience, ou expérience avec copine
Les texteurs, assis sur des lits depuis tôt le matin, profitent des moments plus tranquilles pour se dégourdir les jambes. L’ambiance est légère, les policiers discutent de travail, mais aussi de tout et de rien. Plusieurs se taquinent, rient... le tout en chuchotant, pour ne pas attirer l’attention inutilement sur ce quartier général improvisé.

13:30
Deux clients en 30 minutes
Après le dîner, les textos se remettent à déferler. Trois potentiels clients veulent arriver en même temps.
L’un d’eux écrit même pour dire qu’il est tout près. Celui-là communiquait avec un des texteurs depuis 10h le matin, il a fini par se décider. L’homme, dans la quarantaine, est parti de Montréal pour se rendre au rendez-vous. Il a payé pour une séance de 30 minutes, avec fellation, et a apporté une bouteille de vin. Il a hurlé lorsque les policiers ont fait irruption.


Une équipe de policiers l’a ensuite accompagné discrètement à la sortie de l’hôtel, et lui a expliqué le projet pilote en cours à Longueuil. Oui, il sera accusé et devra reconnaître les faits reprochés, mais s’il participe au programme éducatif, il pourrait éviter un casier judiciaire. À condition qu’il s’investisse. Non seulement il devra subir une évaluation, mais il devra aussi se libérer pour suivre une formation de huit heures, où des sujets tels que le consentement, l’exploitation sexuelle, les maladies transmises sexuellement et la loi sont abordés. Des séances de psychothérapie et une amende, plus salée que s’il était reconnu coupable devant un tribunal, sont aussi imposées.

14:00
Un autre papa
Moins d’une demi-heure après l’arrestation d’un premier client, un autre se pointe.
Le quinquagénaire porte un uniforme de travail. Lorsque les policiers font irruption dans la chambre, il avait déjà enlevé ses pantalons. Un autre papa, en couple.


Les enquêteurs estiment qu’au moins 75% des clients ont une famille, mais ignorent la réelle proportion. Il est en effet trop tôt dans le projet pilote pour brosser un portrait des hommes qui sollicitent des services sexuels d’escortes adultes. Des enseignants, des planificateurs financiers, des mécaniciens, des présidents de compagnie. Les corps de métier varient, les âges aussi. Des «monsieurs-tout-le-monde», illustre le lieutenant Desrosiers.
«Mais ils ne se retrouvent pas là par hasard ou par erreur. Ils ont été sur le site web précis, ont fait une recherche, ont écrit dans le clavardage, ont été se chercher de l’argent comptant, se sont déplacés. Ils veulent vraiment», nuance-t-il.
15:30
Envie de brailler
Le reste de l’après-midi reste occupé. Un autre individu se présente au rendez-vous fixé.
Dès qu’il entre dans la chambre, il s’empresse d’enlever son chandail. Au point où il avait encore la tête dans l’encolure lorsqu’il a aperçu les policiers devant lui. Il a rapidement compris ce qui était en train de se passer.
«Est-ce que ça va être discret?» a-t-il demandé.
Sous le choc, il est ensuite resté silencieux. Lorsqu’un policier lui a demandé s’il se sentait bien, il a répondu: «Je braillerais dans tes bras». La presque totalité des hommes arrêtés semblent honteux lorsqu’ils se font escorter en dehors de la chambre d’hôtel.

17:25
Mon pénis en cadeau
«Je vais te rider, tu vas voir.»
Ce genre de «promesse», il s’en écrit souvent sur le clavardage. S’ensuit une photo de pénis. Ça aussi, ils en reçoivent régulièrement, plus d’un par opération. «Ils sont fiers de leur pénis, ils demandent à la fille si elle est capable d’en prendre une grosse», remarque Marc Desrosiers. Les policiers déplorent que ces hommes, qui sollicitent ces services, ne pensent qu’à leurs propres besoins. Jamais au fait qu’ils marchandisent le corps d’une femme ni à ce qu’elle pourrait subir à passer un client après l’autre.
Récemment, des clients ont demandé par texto si l’escorte était indépendante. Certes, ils s’inquiètent de savoir si la fille est volontaire ou plutôt sous le joug de quelqu’un d’autre.
« Ils ont l’impression d’aider en faisant ça »
Pourtant, si certains tendent à banaliser l’achat de services sexuels, les policiers insistent, eux, sur le fait qu’il est illégal de payer pour avoir du sexe, mais aussi sur les répercussions pour celles qui enchaînent les clients, dont certains peuvent être violents ou avoir une hygiène douteuse.
«Les filles, ce qu’elles vivent, ça peut être atroce. Il y a des hommes qui entrent dans la chambre et en prennent une par la gorge. D’autres, deux heures après leur départ, ça pue encore dans la pièce», expose Marc Desrosiers.
RAPPEL : CE QUE DIT LA LOI
Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (LPCPVE)
- Entrée en vigueur en décembre 2014
- Les femmes ont le droit d'offrir des services sexuels.
- Il est interdit de les acheter.
- Elle visait...
- à réduire la demande de services sexuels;
- à transférer le fardeau de la criminalisation des personnes qui vendent leurs propres services sexuels aux personnes créant la demande.
- La sentence pour cette infraction: amende de 500 à 5000$, pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement pour deux ans moins un jour