PROFITABLES
Dans la première partie, on constate que les pierres de guérison sont extraites dans le supplice et l’abus.
Cette deuxième partie démontre que l’opacité et l’évitement s’installent à mesure qu’on remonte la route commerciale des cristaux et qu’on découvre qu’il est extrêmement lucratif d’exploiter la souffrance, aussi bien celle de ceux qui se trouvent au début qu’à la toute fin de la chaine.
La réticence des intermédiaires à nous rencontrer s’installe à mesure qu’on avance sur la route des cristaux. Plus on se rapproche du consommateur, plus les marges de profit sont importantes, moins ils veulent nous parler.
Les grands exportateurs de pierres industrielles brutes ou travaillées qui comptent une clientèle internationale et canadienne sont principalement installés à Antananarivo, la capitale.
Un premier exportateur international annule notre entrevue à la dernière minute. Le second se désiste à notre arrivée, « à la demande de ses clients ». Il accepte finalement de se confier anonymement et nous donne accès à son quartier général, ceinturé et gardé par des gens armés, qui fouillent les travailleurs à l’entrée et à la sortie.
Dans l’entrepôt, des employés préparent les commandes, pendant qu’à l’arrière, d’autres taillent des pièces de collection, assis par terre, scies et sableuses à la main, sans équipement de protection autre que des masques. Leurs mouvements sont rapides et anxiogènes.
« On a des clients au Canada, en Ontario, aussi à Montréal. Ce sont des grossistes [...] qui vendent aux magasins. Nous, on est le troisième rang avant le public », explique-t-il.
Son entrepôt déborde de pierres de toutes les couleurs et toutes les formes, prêtes à briller sur les tablettes des grossistes du monde entier. Des employés préparent une commande d’obélisques de quartz rose.
« Le brut, vous pouvez l’avoir à 2 $, 2,05 $ / kilo et ça peut aller jusqu’à 10-15 $. Ça dépend de la qualité du quartz rose. »
Au centuple
Des travailleurs de la mine, qui le vendaient 0,15 $, à ce revendeur anonyme d’Antanarivo, qui le revend de 2 $ à 15 $, le kilo de quartz rose non transformé se vend jusqu’à 100 fois plus cher, avant même de quitter l’île de l’océan Indien.
L’effet COVID
Les exportations déclarées de pierres fines industrielles – celles principalement utilisées en lithothérapie – ont doublé avec la pandémie à Madagascar, passant de 16 375 tonnes en 2020 à 34 173 tonnes en 2022. Même chose pour le prix moyen par kilo, toutes variétés confondues, qui est passé de 1,84 $ CAN à 3,32 $ CAN pour cette période. Le salaire des travailleurs dans les mines et les lapidaires, lui, n’a pas augmenté.
| Année | Exportation | Prix moyen |
|---|---|---|
| 2020 | 16 375 tonnes | 1,84 $ / KG |
| 2022 | 34 173 tonnes | 3,32 $ / KG |
La plupart travaillent dans la peur et l’illégalité en raison d’un gel des permis miniers depuis près d’une décennie qui force l’exploitation clandestine. Le gouvernement – officiellement démocratique, en réalité totalitaire et corrompu – a entrepris un dégel très embryonnaire en avril dernier, à quelques mois des prochaines élections. Notre visite au ministère des Mines a été le véritable théâtre de cette opacité.
La route malgache
À partir des entrepôts des exportateurs, les pierres prennent la route du port de Toamasina pour quitter l’île par bateau. D’autres sont dérobées de l’île par des pirates et des contrebandiers, les 5000 kilomètres de côtes étant une véritable passoire.
Dans tous les cas, ces pierres se retrouvent partout sur la planète, chez des grossistes étrangers qui s’approvisionnent directement aux exportateurs de Madagascar ou sur les tables des exposants des grandes foires internationales de pierres et minéraux : aux États-Unis (Tucson, Arizona), en France (Sainte-Marie-aux-Mines), en Allemagne (Munich) et en Chine (Pékin).
D’ailleurs, bien que la Chine soit l’un des plus gros producteurs de quartz de la planète, les Chinois sont bien implantés à Madagascar et dans l’industrie des cristaux en général, n’en déplaise à tous les intervenants rencontrés sur notre route, qui ont unanimement dénoncé la compétition déloyale et ratoureuse de l’empire du Milieu.
Sur la route des cristaux de guérison
Dans la série documentaire de deux épisodes Les dangers des cristaux guérisseurs, diffusée sur VRAI, notre Bureau d’enquête vous transporte dans ces conditions extrêmes, jusqu’au fond de mines artisanales dangereuses de Madagascar, et remonte la route des cristaux jusqu’au Québec.
« Ce n'est pas nous »
Les pierres qui nous proviennent directement de Madagascar arrivent à Montréal après une traversée de 70 jours en mer. Gneiss Guy Minerals and Fossils est l’un des plus grands distributeurs au Canada. Ses ventes annuelles représentent plus de 4,2 millions $. L’entreprise ontarienne possède un entrepôt à LaSalle et dit compter au moins 400 clients au Québec.
Gneiss Guy Minerals and Fossils se targue d’avoir « les prix les plus bas au Canada », des « produits qui proviennent directement de la source » et « de parcourir le monde, dans des pays comme l’Inde, Madagascar et le Maroc, pour établir des relations avec les meilleurs fournisseurs », que Ken Dardano considère comme des « amis ».
« Nous travaillons avec les mineurs. J’y suis allé, nous avons travaillé avec eux. Nous croyons donc fermement à l’exploitation minière éthique », affirme M. Dardano.
« Éthique » n’est pas le premier qualificatif qui vienne à l’esprit après notre mission dans l’industrie minière malgache. À la vue de nos images tournées dans les mines et les ateliers de transformation, il répond instantanément qu’il n’a aucun lien avec ces endroits.
« Ce n’est pas nous », se défend-il, avant même de démarrer la vidéo, qu’il finit par écouter, mal à l’aise.
« Je connais les gens avec qui nous travaillons. Tout est très sûr, tout est sécurisé. Ils ne minent pas du tout comme ça », certifie-t-il. Il ajoute : « Je ne travaille qu’avec un seul gars », mais il refuse systématiquement de dévoiler l’identité de ce partenaire.
Dans un appel téléphonique subséquent, il s’en prend plutôt au sujet du documentaire.
« Dans le monde, tout autour de nous, comment pensez-vous que ça fonctionne ? C’est comme ça que le monde fonctionne. Vous pourriez faire un reportage sur n’importe quoi d’autre. Sur les batteries de voitures électriques [...] Pourquoi avoir choisi [les cristaux] ?! », a-t-il vociféré au bout du fil, tout en insultant l’équipe.
Marché noir
Du conteneur, aux grossistes, aux comptoirs, jusqu’au client final, la marge fait des bonds de géant en sol canadien.
Sur son site internet Azura Naturals, Gneiss Guy Minerals and Fossils vend un morceau brut de quartz rose de Madagascar 25 $ CAN pour une pièce de 10 à 12 centimètres. C’est jusqu’à 755 fois la somme payée aux mineurs rencontrés sur le terrain et de 4 à 34 fois celle que touchent les exportateurs malgaches.
En boutique, à Montréal, un tel morceau a été vu au double du prix : 49,99 $ pour 0,4 kilo. Le prix de revente n’a pas de limite, hormis celle que le consommateur est prêt à payer. Et visiblement, ça peut être jusqu’à 1500 fois plus élevé que ce que reçoit le tout premier maillon de la chaine.
Pas de contrôle aux frontières
L’industrie du bien-être représente 5 % de l’économie mondiale. Elle a généré plus de 4000 milliards $ US en 2020 – l’industrie pharmaceutique en a généré 1000 milliards $ US – et le Global Wellness Institute prévoit que sa valeur atteindra 7000 milliards $ US en 2025.
Or, la valeur précise du marché des cristaux de guérison, on ne la connaît pas, ni mondialement ni chez nous.
Il est aussi impossible de savoir quelle quantité de pierres et de cristaux traverse notre frontière chaque année. C’est une catégorie qui n’existe pas spécifiquement dans les bases de données de Statistique Canada et de l’Agence des services frontaliers. Les pierres de lithothérapie sont tantôt considérées comme un produit de consommation, tantôt comme un produit de santé naturel, parfois comme des pierres brutes.
Dans toute zone d’ombre s’implante plus facilement un marché noir. Une quantité incalculable de pierres et de minéraux poursuivent leur route illicite ici, en sol canadien. Des témoins aux premières loges de l’industrie dénoncent courageusement les tours de passe-passe qu’ils ont observés au fil des ans, dans une entrevue accordée pour le documentaire Les dangers des cristaux guérisseurs du Bureau d’enquête. Écouter le documentaire
Utilisateurs à risque
En apparence brillants, attirants et inoffensifs, les cristaux sont en réalité sales et dangereux. Et leur menace ne se limite pas aux dangers de leur extraction, de leur transport ou aux activités illicites qui souillent le marché.
Les utilisateurs sont également à risque. La croyance est aussi lucrative, sinon plus, que la pierre elle-même. Des soins, des livres, des thérapies de groupe ou une simple utilisation personnelle ont mené à des abus et à des dérives.
De graves répercussions physiques et psychologiques chez des adeptes vulnérables sont possibles.
La youtubeuse spirituelle Courtney Violetta en témoigne. Jadis adepte invétérée de lithothérapie, elle a publiquement mis en garde ses abonnés dans une vidéo dénonçant l’industrie des cristaux de guérison.
« Il y a vraiment un sens du consumérisme qui s’infiltre même dans notre communauté sacrée, confie-t-elle en entrevue. C’est ce que notre société nous a appris, littéralement, à acheter des choses pour que nos problèmes s’effacent. »
L’ultime contradiction
Ainsi, dans une mine à 13 840 kilomètres d’ici, le jeune Santatra a passé chaque jour depuis notre visite accroupi au fond des tunnels, à piocher du cristal de quartz pour répondre à une demande commerciale, alimentée par les consommateurs en quête de bien-être et de confort.
Les cristaux de guérison sont présumés capables de transmettre leurs bonnes énergies.
Mais comment croire à leurs vertus quand on connaît l’endroit et les conditions dans lesquels ils sont potentiellement extraits ? N’est-ce pas là tout un paradoxe ?
« La spiritualité est une chose tellement sacrée. Tu souhaites que les objets que tu détiens dégagent de bonnes ondes, admet Courney. Si tu apprenais d’où ça provient, et que ce n’est pas d’un endroit bien, le voudrais-tu encore ? Probablement pas. »
Vous avez manqué la première partie? Revenir au début
— Avec la collaboration de Joris Cottin, Eve Lévesque et Élodie Châteauvert
Avez-vous des informations d'intérêt public concernant le marché des cristaux de guérison?
Contactez-moi en toute confidentialité à audrey.ruel-manseau@quebecormedia.com
Crédits
Journaliste : Audrey Ruel-Manseau
Design et réalisation : David Lambert
Intégration, animation : Cécilia Defer
Direction, création éditoriale : Charles Trahan
LES DANGERS DES CRISTAUX GUÉRISSEURS
Journaliste et co-réalisatrice : Audrey Ruel-Manseau
Directeur photo et co-réalisateur : Joris Cottin
Monteur : Mario Daoust
Cheffe de production : Élodie Châteauvert
Productrice et directrice de contenu : Ève Lévesque
Directeur du Bureau d’enquête : Jean-Louis Fortin
REMERCIEMENTS
CE REPORTAGE A BÉNÉFICIÉ D’UNE BOURSE DU FONDS QUÉBÉCOIS EN JOURNALISME INTERNATIONAL (FQJI)
