Le temps où les services secrets fuyaient la lumière à tout prix et se tenaient à l’écart de la population est révolu.
Face à de nouvelles menaces qui s’infiltrent profondément dans toutes les sphères de la société, les services secrets veulent « sortir de l’ombre » et demandent l’aide de la population pour lutter contre l’ingérence des pays étrangers.
Dans une rare sortie publique, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) nous a confirmé que des enquêtes étaient en cours au Québec en matière d’espionnage.
Les plus grandes universités et plusieurs entreprises de la province ont été rencontrées dans les dernières années, voire les derniers mois, par les agents du SCRS. Les citoyens doivent être à l’affût de ces nouvelles menaces, plaide le service de renseignement.
Dans ce grand dossier, nous décortiquons les principales menaces qui guettent aujourd’hui le Québec, de l’espionnage économique aux cyberattaques en provenance de pays étrangers.
Le transfert vers l’étranger de technologies développées au Québec, le vol de données confidentielles, les cyberattaques sur nos infrastructures essentielles : ce sont là de nouvelles préoccupations non seulement pour les services secrets, mais également pour les policiers.
La Gendarmerie royale du Canada a même fait de l’ingérence étrangère sa « priorité numéro un » en matière de sécurité nationale, après avoir constaté l’« intérêt » de plusieurs pays pour les recherches canadiennes sur les vaccins pendant la pandémie.
« Les conséquences de l’ingérence étrangère sont tout aussi importantes pour le Canada que le terrorisme peut l’être [...] On ne perd pas seulement une quantité importante de savoir, mais également des milliards de dollars, qui sont littéralement évacués de l’économie.»
C’est ce dernier qui avait annoncé l’arrestation d’un employé d’Hydro-Québec, Yuesheng Wang, accusé d’espionnage économique, en novembre dernier. Selon l’inspecteur Beaudoin, le Québec vit actuellement un « momentum » en matière d’espionnage.
En effet, au cours des dernières années, les incidents en la matière se sont multipliés. Par exemple, un citoyen de Brossard, Wanping Zheng, a été accusé l’an dernier d’abus de confiance par un fonctionnaire public, car il aurait utilisé son statut d’ingénieur à l’Agence spatiale canadienne afin de négocier secrètement des ententes pour le compte d’une compagnie aérospatiale chinoise. Le dossier est devant les tribunaux.
Deux scientifiques d’origine chinoise ont aussi été congédiés du Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg en janvier 2020 pour un possible cas d’espionnage sur lequel le laboratoire a refusé de s’expliquer publiquement.
Dans un entretien qu’il a accordé à notre Bureau d’enquête au cours des dernières semaines, l’inspecteur David Beaudoin, de l’équipe intégrée de la sécurité nationale (EISN), a expliqué l’importance qu’a pris le phénomène de l’espionnage depuis quelques années.
Il est en effet possible de s’attendre à voir un peu plus l’EISN dans les nouvelles. Il y a des enquêtes actives constamment. Par exemple, le secteur énergétique est un fleuron du Québec et représente un intérêt stratégique à protéger. C’est certain qu’Hydro-Québec, par la taille de l’entreprise et par la capacité du réseau hydro-électrique, représente une menace potentielle plus importante qui doit être priorisée au Québec, tout comme le réseau académique.
C’est d’ailleurs une première canadienne, l’infraction que nous avons déposée contre l’employé d’Hydro-Québec sous la Loi sur la protection de l’information (espionnage économique). On est en train de tester cette loi-là pour la première fois. C’est certain qu’on attend avec impatience les décisions des tribunaux.
Je ne veux pas apeurer les gens et leur faire croire que la sécurité nationale est pire que c’était au Canada. Mais oui, il y a un momentum [...] D’un côté, on fait énormément de travail de prévention, particulièrement avec les secteurs à risque, ce qui fait que les gens sont davantage sensibilisés à la menace de l’ingérence étrangère.
On a plus de signalements que par le passé. Ensuite, il y a eu une modernisation de nos opérations. […] on devient de plus en plus efficace pour mener des enquêtes qui donnent des résultats et qui potentiellement permettent de judiciariser des dossiers.
C’est souvent la sécurité corporative d’une entreprise qui va nous signaler une situation problématique. On nous rapporte des comportements qui sont suspects [...] Des employés vont remarquer qu’il y a des gens qui contreviennent au code de conduite de l’entreprise, qui vont utiliser des clés USB de manière inappropriée ou qui vont partager de l’information ou des dossiers sans utiliser les systèmes d’encryptage prévus.
On va remarquer également que certains employés vont partir avec des documents qui ne devraient pas sortir du bureau. On parle d’habitudes qui vont attirer l’attention.
Les gens doivent modifier leur perception de ce qu’est l’espionnage. Ce n’est pas toujours l’œuvre de quelqu’un qui va descendre du plafond avec une corde et une cagoule et qui va réussir à desceller un coffre-fort ou déposer une clé USB magnétique sur un ordinateur et repartir avec les données. L’ingérence étrangère, c’est un phénomène complexe qui se traduit de plusieurs manières.
Ça peut aller de tactiques d’intimidation contre certaines personnes d’une origine ethnique en particulier à l’espionnage high-tech ou encore du positionnement dans certaines sphères de la société pour essayer d’influencer l’opinion publique.
Oui. Ce ne sont pas tous nos dossiers qui sont judiciarisés. Notre priorité va toujours être la sécurité du public et des infrastructures du Canada. Il arrive parfois qu’on pose simplement des actions de perturbation dans un dossier, car on n’est pas en mesure de le judiciariser.
Pour nous, c’est également une fin en soi de perturber les actions d’intérêts étrangers. Ça peut mettre fin à la menace ou la contrôler temporairement, le temps qu’on mette en place d’autres stratégies.
Les auteurs de cybermenaces en provenance de ces pays ciblent particulièrement des membres de leur diaspora, notamment des opposants politiques.
« [Ils] s’adonnent à des activités hostiles qui menacent les intérêts du Canada à l’échelle nationale et internationale, notamment en intimidant des membres de leur diaspora », a écrit au printemps dernier le Groupe de travail sur la sécurité nationale de l’Université d’Ottawa dans un rapport.
En novembre, le Service canadien du renseignement de sécurité a aussi déclaré que l’Iran menaçait des dissidents du régime islamique qui vivent au Canada.
Ces deux pays, parmi d’autres qui parrainent aussi des attaques informatiques, comme la Russie et la Chine, se démarquent en matière de cybermenaces, estime le Centre canadien pour la cybersécurité. Les auteurs de cybermenaces tentent d’exploiter des lacunes ou de forcer l’accès de réseaux informatiques afin de récolter des informations stratégiques ou carrément de procéder à des attaques.
Toutefois, selon le Centre, il est peu probable que l’on s’en prenne directement aux infrastructures essentielles du Canada en l’absence d’hostilités directes entre pays.
Les cyberattaques et les campagnes de désinformation en provenance de la Russie sont une source d’inquiétude pour les autorités canadiennes. « La Russie est plus encline à perturber et à miner notre système de gouvernement par des messages qui jettent un doute sur ce qui se passe chez nous », a témoigné en comité parlementaire Adam Fisher, directeur de l’évaluation du renseignement du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le 3 novembre dernier.
Le directeur de Disinfo-Watch, une plateforme web sur la désinformation étrangère, a expliqué aussi devant ce même comité comment la Russie avait « exploité » la pandémie de COVID-19 pour répandre de fausses informations anti-confinement sur le web.
« L’objectif principal et permanent de la Russie est de miner et de déstabiliser notre démocratie en exploitant les enjeux les plus polarisants de l’heure », a expliqué Marcus Kolga, au Comité de la procédure et des affaires de la Chambre des communes, qui étudie présentement l’ingérence étrangère.
M. Kolga, qui est également rattaché à l’Institut Macdonald-Laurier, a affirmé que la menace est constante. « Les Russes sont continuellement actifs. Leurs activités ne cessent jamais. Ils ne dorment jamais. »
Selon le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), le Canada n’est pas toujours visé directement par la désinformation russe, mais cela s’est déjà produit. Par exemple, en avril 2022, le CST a dévoilé qu’une campagne russe affirmait que des soldats canadiens commettaient des crimes de guerre en Ukraine et utilisait des images « altérées » pour répandre des « faussetés » sur l’implication du Canada dans le conflit.
Pékin est sur le radar des autorités canadiennes pour plusieurs raisons. D’abord, des soupçons pèsent sur la Chine en matière d’ingérence lors des dernières élections fédérales. Un comité siège actuellement au Parlement canadien pour faire la lumière sur des allégations de financement illégal de onze candidats.
Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) le martèle depuis un certain temps : l’ingérence en provenance de la Chine n’est pas une possibilité ; elle a déjà cours au Canada depuis quelques années, notamment par des tentatives de manipulation et d’intimidation de la diaspora chinoise via des médias sociaux et communautaires.
De plus, on attribue à Pékin différentes tentatives d’espionnage économique. Dans son dernier rapport annuel, le SCRS indique que « les services de renseignement de la République populaire de Chine [...] se servent également d’agents de collecte non professionnels, c’est-à-dire de personnes qui n’ont reçu aucune formation officielle en renseignement et qui possèdent une expertise utile (p. ex., scientifiques, gens d’affaires) ».
Ces espions non traditionnels peuvent, volontairement ou après avoir été forcés de le faire, récolter de l’information sur des technologies de pointe ou des secrets commerciaux au profit de Pékin ou d’intérêts industriels chinois.
Enfin, le positionnement de la Chine dans l’Arctique inquiète également. Selon un rapport de 2021 du groupe de réflexion américain The Brookings Institution, la Chine s’équipe de brise-glaces et procède actuellement à l’installation d’infrastructures « scientifiques et satellites » dans plusieurs pays nordiques, dont la Norvège, l’Islande et la Suède.
Au cours des dernières années, les services policiers et de renseignement canadien ont multiplié les séances d’information auprès des universités et entreprises de pointe à travers la province pour tenter d’endiguer, sinon de prévenir le phénomène de l’espionnage économique.
Car c’est dans ces lieux de savoir, beaucoup plus que dans les couloirs du parlement ou ceux des ambassades à Ottawa, que le risque d’espionnage est le plus grand.
« Par le passé, les espions tentaient de mettre la main sur les secrets politiques, militaires et diplomatiques du Canada [...] Aujourd’hui, ils concentrent leurs efforts sur les propriétés intellectuelles et les recherches avancées effectuées au moyen de systèmes d’ordinateurs de jeunes entreprises, de laboratoires universitaires et de salles de conférences », expliquait David Vigneault, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), lors d’un rare discours en février 2021.
Bien que plusieurs pays puissent représenter une menace en matière d’espionnage, la Chine est particulièrement à surveiller, selon les différents anciens employés du SCRS ou de la diplomatie canadienne interrogés par notre Bureau d’enquête.
En mai, le Groupe de travail sur la sécurité nationale de l’Université d’Ottawa a aussi fait une mise en garde à cet effet dans son rapport Une stratégie de sécurité nationale pour les années 2020.
« À leur insu, les innovateurs canadiens qui collaborent avec des partenaires chinois rendent service à l’armée chinoise, notamment dans le cadre de partenariats de recherche [...] Les meilleures universités de recherche du Canada comptent parmi les institutions qui collaborent le plus souvent avec les universités militaires chinoises ».
« Regardez Hydro-Québec, on n’a pas eu affaire à un grand espion des services secrets chinois. Mais c’est une personne dans un secteur sensible qui aurait pris la décision de devenir une menace et qui aurait potentiellement causé beaucoup de dommages », illustre Daniel Stanton, instructeur en sécurité nationale à l’Université d’Ottawa, qui a œuvré pendant 32 ans au SCRS.
L’ancien ambassadeur à Pékin, Guy Saint-Jacques, abonde dans le même sens. « La Chine fait des efforts extraordinaires pour rattraper son retard dans des domaines technologiques de pointe […] On a été naïfs. Il y a eu un effort systématique pour voler de la technologie canadienne (au cours des dernières années). »
Au printemps dernier, un groupe de travail de l’Université d’Ottawa regroupant les experts les plus chevronnés au pays en matière de défense et de sécurité nationale l’écrivait noir sur blanc : le Canada est « mal préparé » et ne peut plus se contenter de s’appuyer sur ses pays alliés, comme les États-Unis, pour se défendre contre les attaques d’autres pays.
« D’autres États, notamment nos alliés du Groupe des cinq (Australie, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, États-Unis), actualisent leurs politiques, développent de nouveaux outils et de nouveaux pouvoirs, consacrent davantage de ressources à la sécurité et créent de nouvelles alliances », lit-on dans le rapport Une stratégie de sécurité nationale pour les années 2020.
« Ils ont non seulement une vision claire des menaces qui pèsent sur le monde occidental, mais aussi une culture de sécurité nationale plus sophistiquée. Pendant ce temps, le Canada, lui, n’agit pas. »
Les cyberattaques d’États étrangers, la montée en puissance de pays totalitaires comme la Chine et la Russie, l’ingérence dans nos processus démocratiques : les dangers qui guettent le Canada sont nombreux et imprévisibles, comme l’a rappelé le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), David Vigneault, lors d’une allocution en février 2021.
« Nos adversaires ne jouent pas selon les règles généralement convenues dans le monde », a-t-il dit.
D’où l’urgence pour le Canada de se mettre à jour, plaidait encore cet automne en comité parlementaire la chef adjointe des renseignements électromagnétiques du Centre de la sécurité des télécommunications (CST), l’organisme chargé de la cybersécurité au pays.
« Dans l’optique du CST, nous ne manquons pas de constater que nos adversaires disposent de beaucoup de ressources. […] Nous avons beaucoup à faire pour rattraper notre retard », a dit Alia Tayyeb.
Plusieurs lois sont à revoir. Celle qui définit le mandat du SCRS a été peu remaniée depuis sa création en 1984, tandis que la dernière grande politique en matière de sécurité nationale remonte à 2004. Et la surveillance d’Élections Canada sur « l’influence indue » se limite à la période électorale.
C’est aussi sans compter l’absence d’outils concrets pour lutter contre l’ingérence étrangère, rappelle le Groupe de travail sur la sécurité nationale de l’Université d’Ottawa, qui a présenté 65 recommandations pour renforcer la protection du Canada.
Certains de nos pays alliés réussissent à mettre la main au collet d’espions étrangers. Chez nous, il y a du retard, rappelle Charles Burton, un ancien conseiller au sein de l’ambassade du Canada à Pékin.
« La GRC et le SCRS ont investi énormément de ressources dans la lutte au terrorisme après le 11 septembre. Cela les a amenés à négliger d’autres menaces à la sécurité nationale, comme l’espionnage », dit-il.
« La Chine a réussi à infiltrer plusieurs institutions économiques et de recherches du Canada pendant que l’attention des agences de renseignement était tournée vers le terrorisme »
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