Grossophobie médicale
Trop gros 
pour être soignés
                Certains patients ont eu des retards de diagnostics graves parce qu’on leur disait simplement de maigrir
Grossophobie : «Attitude de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids», définit Le Robert. Le Journal a récolté une dizaine de témoignages récents de patients gros qui déplorent avoir été victimes de grossophobie médicale.
Simon Doucet consultait son médecin depuis neuf mois pour d’intenses maux de ventre en 2021, mais chaque fois, on lui répondait de maigrir.
Le père de famille de 44 ans a finalement été transporté en ambulance à l’hôpital Charles-Le Moyne, où rapidement, les examens ont confirmé le pire: cancer de l’intestin grêle.
«J’étais sous le choc, confie l’homme, aujourd’hui rétabli. Il y avait une tumeur qui bloquait 100% de l’intestin grêle.»
Marcher et boire de l’eau
Âgée de 30 ans, Nadia Tranchemontagne a aussi dû se battre pour être soignée malgré ses douleurs persistantes au ventre et au dos. Refusant de l’envoyer faire des examens, sa médecin de famille l’encourageait plutôt à «prendre des marches et boire de l’eau».
«C’est super infantilisant!» rage la femme de 30 ans, qui avait finalement plusieurs pierres à la vésicule biliaire et qui a dû être opérée.
Ces cas flagrants de retards de diagnostics ne sont pas uniques.
«Ça ne se peut pas qu’une fille grosse comme toi n’ait pas de diabète de grossesse. C’est impossible», s’est fait dire Julie Raymond par une médecin lors d’une consultation.
« Des histoires comme ça, il y en a des dizaines et des dizaines. Il y a des gens qui m’écrivent à chaque semaine pour m’en raconter. Je ne sais même plus quoi leur répondre. »![]()
«C’est scandaleux, ça n’a pas sa raison d’être et ça doit arrêter », se désole Benoit Arsenault, professeur à la faculté de médecine de l’Université Laval et chercheur spécialisé dans les risques cardiométaboliques.
Dans un contexte où de plus en plus de Québécois sont en surpoids (25% sont obèses selon Statistique Canada), cette discrimination peut devenir carrément dangereuse pour les patients.
Selon un récent sondage, 36% des Québécois qui ont vécu de la grossophobie l’ont subie auprès d'un professionnel de la santé (surtout les médecins).
Sondage sur la grossophobie
Faits saillants
                    
                    
                    
                    
                    
                
Par ailleurs, l’indice de masse corporelle (IMC), de plus en plus controversé, est encore une référence médicale.
«L’IMC, c’est bon pour la poubelle, jure M. Arsenault. Le poids sur la balance ne reflète pas où est située dans le corps la graisse qui cause préjudice pour la santé.»
L’IMC, un indice controversé
L’Indice de masse corporelle (IMC) est calculé à partir de deux choses : le poids et la taille. Il a été créé en 1832.
insuffisant
et 24,9
et 29,9
- Même s’il est encore largement utilisé par les médecins, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer l’IMC, qui ne prend pas en considération plusieurs facteurs : sexe, âge, répartition de la graisse dans le corps, masse musculaire.
 - Des experts croient que la mesure du tour de taille est un meilleur indice pour calculer les risques sur la santé.
 
Les muscles sont plus lourds que le gras. À hauteur égale, l’IMC d’une personne musclée pourrait à tort indiquer que cette dernière souffre d’embonpoint.
Normal
170 cm / 67 kg
Embonpoint
170 cm / 73 kg

Gros et en santé?
Premier mythe à déconstruire: des personnes grosses sont en bonne santé et ont de bonnes habitudes de vie. Oui, le poids augmente le risque de développer une panoplie de maladies. Mais il n’est pas l’unique indicateur de l’état de santé d’un patient (tabagisme, alcool, stress, activité physique, sommeil).
« Le poids, c’est un facteur de risque. Mais il y en a plein d’autres, souligne la Dre Patricia Doucet, médecin de famille. Il y a des gens qui ont un poids élevé, mais qui sont en meilleure santé [que des personnes minces].»
Pourtant, beaucoup de personnes grosses déplorent que leur poids soit au cœur de toutes les discussions dans le bureau du médecin. Même s’ils consultent en urgence pour une banale infection.
« Il n’a rien voulu faire d’autre que de me sermonner sur mon poids, dénonce Magalie Lavoie, qui consultait son médecin pour des problèmes hormonaux. J’étais démolie, je me sentais tellement impuissante.»
« Fais-tu du diabète? De la haute pression? Des problèmes cardiaques? Peu importe la raison de ma consultation, c’est ça qu’on me demande», résume Marie-Danielle Larocque, qui est obèse et qui n’a aucun problème de santé.
Plusieurs patients sont tellement angoissés à l’idée de devoir discuter de leur poids avec un médecin qu’ils évitent de consulter.
DES CENTAINES DE TÉMOIGNAGES
En 2022, le Collège des médecins du Québec recevait une pluie de commentaires d’internautes déplorant des expériences grossophobes avec leur médecin ou à l’hôpital, sous une publication qui rappelait que ce comportement est « inadmissible ».

« Tellement confrontant »
« Les gens repoussent le moment de consulter parce que c’est tellement confrontant, démoralisant et dénigrant. [...] Ça peut avoir un impact énorme sur la santé de la personne », souligne Stéphanie Léonard, psychologue spécialisée en image corporelle.
Anxiété, colère, baisse de l’estime de soi, isolement: la grossophobie médicale a toutes sortes de conséquences dévastatrices, insiste celle qui a fondé l’organisme Bien avec mon corps.
« Je vois beaucoup d’humiliation. Il y a certaines personnes qui vont avoir la capacité de confronter le médecin à sa grossophobie [...]. La majorité encaissent le rendez-vous, sortent, éclatent en sanglots et remettent tout en question. »
Un poids défini par la génétique
Quatre-vingts pour cent des gens qui perdent 5% de leur poids le reprennent d’ici cinq ans, estime Obésité Canada.
« Il faut arrêter de dire que les personnes qui ont un poids élevé sont paresseuses, mangent n’importe quoi, ne font pas attention à elles et manquent de volonté. Ce n’est pas juste une question d’habitudes de vie », ajoute M. Arsenault.
« On associe toujours alimentation, activité physique et poids. Mais ce lien-là est trop simpliste [...] et on gagne à le déconstruire et à comprendre les nuances »![]()
Selon elle, les jeûnes et diètes sont inutiles à long terme, puisque la majorité des gens reprennent le poids perdu, voire plus.
« La seule façon de maintenir une perte de poids [...], c’est en faisant des changements qu’on va maintenir toute notre vie », dit-elle.
Or, Benoit Arsenault insiste sur un point: les personnes grosses doivent adopter de bonnes habitudes de vie pour être en bonne santé. Même si elles n’arrivent pas à maigrir.
« Dans notre société grossophobe, on met tellement d’emphase sur le poids que les gens se disent: si je ne peux pas perdre de poids, ça ne sert à rien de changer mes habitudes de vie. Mais au contraire, la science démontre qu’il faut changer ses habitudes de vie peu importe l’effet sur le poids. »
            
Encore plus de témoignages édifiants
Le Journal a recueilli des témoignages de patients dont les problèmes ont été réduits à leur poids par un médecin, retardant parfois des diagnostics graves.
« Tu es toute dodue » - 
Une mère dénonce la grossophobie sur sa fille d’un an
            Une mère est encore enragée qu’une pédiatre ait dit à sa fille d’un an: «Tu es toute dodue. En tout cas, profites-en, parce que quand tu vas grandir, ça ne sera pas joli!»
« J’ai juste comme figé, avoue Karine, qui veut garder l’anonymat pour protéger son enfant. Je suis encore en colère. »
« Ça n’a tellement pas de bon sens, mais c’est tellement ce qu’on se fait dire depuis toujours, dit la mère des Laurentides, qui est aussi en surpoids.
Elle déplore par ailleurs qu’un autre médecin lui ait dit qu’il était déterminant de « contrôler » le poids de sa fille avant l’âge de deux ans. Pour la mère, ces incidents lui montrent que la grossophobie médicale et le jugement sont toujours bien présents.
« Ça me confirme qu’elle va vivre ça aussi et ça me fait de la peine », avoue-t-elle.
Chaises d'attente trop serrées à la clinique
Brassards de pression, jaquettes d'hôpital, chaises de salles d'attente: plusieurs patients dénoncent que le matériel et le mobilier médical est inadapté aux personnes grosses, obligeant certains malades à attendre debout.
« Le symbole de ne pas pouvoir “fitter” dans la chaise de la salle d'attente est marquant. C'est blessant. Et mon premier réflexe est de me blâmer et de me culpabiliser. C'est de ma faute après tout, si je n'entre pas dans cette chaise », déplore Karine.
Sa médecin refuse de croire le résultat de son test de diabète
Une femme de 30 ans enceinte a été obligée de refaire le test de dépistage de diabète de grossesse parce qu’une médecin ne croyait pas au résultat, qui montrait que tout était normal.
« Elle m’a dit: “Ils ont mal fait le test. Ça ne se peut pas qu’une fille grosse comme toi n’ait pas de diabète de grossesse. C’est impossible” », raconte Julie Raymond, qui avait été « choquée » de cette réponse, en 2021.
Même si elle n’avait jamais eu de problème de santé, la femme qui mesure 5 pieds 4 pouces et pèse 185 livres se rappelle que son poids était au cœur de toutes les discussions durant sa grossesse.
Au printemps 2021, la femme de Pincourt est tombée malade après avoir accouché (dépression post-partum, problèmes de thyroïde, etc.) et a rapidement perdu 50 livres. Elle a depuis constaté le changement dans le traitement médical.
« J’ai vu l’envers du décor. On n’en parle plus [du poids] et on regarde mes problèmes », constate-t-elle.
« On ne me demande pas si je fais plus d’activité physique ou si je mange mieux. Et je n’ai pas changé mes habitudes de vie, note-t-elle. Je suis même plus malade qu’avant ma grossesse. »
                        
Une patiente « sermonnée » sur son poids pendant une heure
Une jeune femme de 25 ans qui consultait pour des problèmes hormonaux s’est sentie «sermonnée» sur son poids pendant une heure par son médecin qui vantait la minceur des Européens.
« Il n’a rien voulu faire d’autre que de me sermonner sur mon poids », dénonce Magalie Lavoie, une nutritionniste-diététiste.
« J’étais démolie, je me sentais tellement impuissante. Je suis moi-même qualifiée dans ce domaine-là. Je me sentais comme une enfant qui se fait sermonner », ajoute-t-elle.
En 2022, la Gatinoise avait consulté son omnipraticien en raison de problèmes hormonaux qui l’inquiétaient (acné, absence de menstruations, pilosité, etc.). Or, la rencontre médicale d’une heure a finalement tourné autour de son embonpoint.
« Il me disait qu’il revenait d’un voyage en Europe, et que les gens sont minces, actifs et qu’ils prennent le transport en commun. Il m’en a parlé longtemps », jure Mme Lavoie. Même si la jeune femme a vécu des troubles alimentaires dans le passé, le médecin a été insistant.
Un sujet sensible
« C’est un sujet sensible, le poids, je ne voulais pas aller là, confie-t-elle. Il semblait dire que je mangeais trop. Il fallait absolument que je perde du poids. »
La femme est finalement repartie du bureau du médecin sans prescription d’examens, et n’a toujours pas résolu son problème de santé. Elle songe à changer de médecin, ce qui ne sera pas chose facile.
« J’ai des problèmes hormonaux clairement. Ça dépasse les bonnes habitudes de vie, croit-elle fermement. Quand tu vas voir ton médecin et que tu n’as pas d’appuis ou d’aide, c’est dommageable. »
Cette dernière n’a pas non plus osé porter plainte au Collège des médecins du Québec pour grossophobie.
« Comme patient, c’est ta parole contre la sienne. Je ne me sentais pas assez solide pour faire ça. »
Elle se fait proposer le jeûne intermittent sans l’avoir demandé
Une patiente obèse bien dans son corps déplore s’être fait proposer toutes sortes de solutions pour maigrir chez le médecin, même si ça n’avait rien à voir avec la raison de sa consultation.
Jeûne intermittent, chirurgie bariatrique: la femme de 38 ans a reçu toutes sortes de conseils non sollicités d’une médecin de famille, en 2019.
« Je voulais juste un renouvellement de médication, souligne Marie-Danielle Larocque, qui n’a pas d’objectif de perte de poids. Non, je n’ai pas besoin de ça et ça ne m’intéresse pas. Mais elle m’a quand même donné un dépliant. »
La femme de Sherbrooke déplore par ailleurs avoir droit chaque fois à l’interrogatoire classique: « Fais-tu du diabète? De la haute pression? Des problèmes cardiaques? Peu importe la raison de ma consultation, c’est ça qu’on me demande », résume celle qui n’a aucun problème de santé.
Même si elle pratique plusieurs activités physiques (marche, aquaforme, taï-chi), la patiente sent toujours une pointe de jugement.
« Quand j’énumère ça à des médecins, ils sont comme étonnés que je fasse de l’activité physique », constate-t-elle.
                @quebecormedia.com
                        
                    
                        
                        
                        
                        
                            
                            
                            
                            
                            
                            
                            
                        
                        
                        