Depuis que la Russie a lancé l’offensive
sur l’Ukraine il y a un an, des experts
militaires, des historiens et des diplomates
craignent une troisième guerre mondiale.
Et cette fois, le Canada pourrait bien être
plus proche de la ligne de front que jamais,
en Arctique, où la Russie multiplie les bases
militaires lourdement armées.
En face, notre côté du pôle est quasi désert et très peu surveillé.
Nos technologies de surveillance, qu’il s’agisse de radars ou de satellites, sont vieillissantes et notre marine ne dispose pas de navires et de sous-marins capables de patrouiller le secteur à l’année.
Dès le début de la guerre en Ukraine, la défense de l’Arctique canadien s’est mise à agiter les parlementaires canadiens. À Ottawa, d’un comité parlementaire à l’autre, les élus constataient notre proximité géographique avec l’agresseur russe et multipliaient les questions : pourrions-nous être une cible ? Serions-nous capables de nous défendre ? Nous avons voulu aller voir de nos propres yeux.
MISE À JOUR Vendredi, 10 février 2023 22:00
Dans le cadre de la réalisation du documentaire La Guerre de l’Arctique, nous nous sommes rendus dans le Grand Nord canadien rencontrer les rangers inuits et les scientifiques qui parcourent le terrain. Nous avons rencontré les soldats canadiens à l’entraînement. Nous avons analysé les travaux des parlementaires et des sénateurs, épluché des rapports, et interrogé des experts, des diplomates et des militaires. Nous vous présentons le résultat de notre enquête, dont voici un extrait, sur la plateforme VRAI le 14 février.
Pendant longtemps, le Canada s’est appuyé sur sa géographie pour se protéger : nous étions trop éloignés de nos voisins pour qu’ils nous atteignent et la banquise formait un bouclier naturel le long de notre frontière nordique.
Mais les nouvelles technologies militaires ont effacé les distances, et les changements climatiques font fondre notre rempart naturel plus rapidement que notre armée n’est capable de rattraper son retard.
Territoire désert
et richissime
L’Arctique canadien représente 40 % du territoire du pays. C’est plus grand que toute l’Inde. Mais seulement 135 000 personnes y vivent, soit moins que dans l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, à Montréal.
La présence militaire permanente se résume à 340 soldats et 1600 rangers, des volontaires inuits pour la plupart. En comparaison, 300 000 personnes vivent dans la seule ville de Mourmansk, sur la côte arctique russe.
L’appât du gain attire cependant de plus en plus de monde. Hydrocarbures, terres rares, métaux précieux, poissons... l’Arctique est un territoire richissime et les grandes puissances mondiales jouent du coude pour mettre la main sur ces ressources une fois qu’elles seront libérées des glaces.
VÉRITABLE PASSOIRE
L’Arctique canadien est une passoire. Et c’est un problème, car les changements climatiques rendent ce territoire richissime de plus en plus accessible. Même si les rangers veillent au grain, ils sont de plus en plus seuls face à un monde de plus en plus hostile.
« Nous sommes les yeux, les oreilles et la voix de l’armée canadienne », explique Jimmy Evalik, le chef rangers de Cambridge Bay, une de nos communautés les plus au nord du pays, au Nunavut.
Le nord du Nunavut est plus proche de la Russie que de la capitale du Canada. Tout autour, notre voisin russe a rénové ses bases militaires datant de la guerre froide en plus d’en construire de nouvelles.
Mais autour du sergent Evalik, il n'y a que 1600 autres rangers comme lui, des volontaires à temps partiel, répartis le long de nos 162 000 kilomètres de côtes nordiques. Appuyés de 340 soldats, ils représentent notre seule présence militaire permanente en Arctique.
Nous l’avons rencontré à la pêche en juillet dernier, dans le cadre du tournage du documentaire La Guerre de l’Arctique. Ce projet est né de l’invasion russe en Ukraine, quand nous avons réalisé notre proximité géographique avec l’agresseur.
Une frontière
mal définie
L’Arctique est un des derniers endroits au monde où les frontières sont encore à définir. Et ces frontières sont sous-marines.
Pour les établir, les pays nordiques doivent démontrer aux Nations Unies que leur continent se prolonge sous la surface des océans au-delà de 200 miles marins de leur littoral.
Moscou revendique la dorsale de Lomonossov, une chaîne de montagnes océanique qui s’étend sur 1800 km, des îles de la Nouvelle-Sibérie jusqu’au Groenland et à l’île Ellesmere, au Canada.
Ottawa argue qu’une part de cette dorsale lui appartient et que son territoire arctique sous-marin permettrait d’ajouter près de 2 millions de kilomètres carrés à sa superficie territoriale, c’est-à-dire près des trois provinces des Prairies réunies.
Mais les revendications des uns et des autres se chevauchent et chacun réclame des droits d’exploitation exclusifs sur les ressources naturelles du sous-sol du territoire qu’il revendique.
LES FORCES ARMÉES ENTRAINÉES
Lors de notre séjour à Cambridge Bay, le sergent Evalik attendait le début de l’opération Nanook-Nanukput 2022, l’exercice annuel estival des militaires canadiens en Arctique. Les 200 participants arrivaient de plus de 3000 km plus au sud, à Trenton en Ontario, où nous les avons rejoints sur le tarmac de la base militaire.
« C’est important que tout le monde sache que nous avons une présence dans notre Grand Nord. Il y a toujours une possibilité d’invasion étrangère. C’est 100 % possible », indiquait le sergent Joseph Colonel avec conviction, avant d’embarquer dans l’avion militaire.
L’OTAN inquiète
Pour la première fois, le secrétaire général de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), Jens Stoltenberg, et le premier ministre Justin Trudeau ont rejoint nos soldats durant l’exercice pour envoyer un message clair : des ombres planent sur la sécurité de l’Arctique.
« Le chemin le plus court vers l’Amérique du Nord pour les missiles russes et les bombardiers seraient au-dessus du pôle Nord », a dit M. Stoltenberg.
Il a expliqué que la Russie utilise ses infrastructures militaires arctiques pour tester ses nouvelles armes, et qu’elle y opère main dans la main avec la Chine.
M. Stoltenberg, qui a prévenu que le partenariat sino-russe menace « nos valeurs et nos intérêts », était clairement venu vérifier ce que le Canada fait pour protéger le front nord-ouest de l’OTAN, d’après Robert Huebert, stratège militaire spécialiste de l’Arctique à l’Université de Calgary.
Pas prêt
Or, le Canada ne fait pas grand-chose : « les organisations fédérales responsables de la sûreté et de la sécurité de la région de l’Arctique […] ne sont pas prêtes à réagir aux exigences accrues en matière de surveillance », d’après la vérificatrice générale du Canada, Karen Hogan.
Dans un rapport accablant publié en novembre, Mme Hogan pressait le gouvernement de se réveiller de toute urgence. Peu après, en décembre, M. Stoltenberg en ajoutait une couche, soulignant à l’antenne de CNN que la Russie continuait de développer ses installations militaires arctiques, malgré ses difficultés sur le front ukrainien.
La Russie,
notre principal
voisin
À la pointe nord de l’archipel arctique canadien se trouve la base militaire Alert. Cette base est plus proche de la Russie que toutes les grandes villes canadiennes, à seulement trois heures de vol de l’île russe du Prince Rudolf. Une cinquantaine de militaires et de civils y résident à l’année.
En face, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 1999, la Russie a réactivé ses bases militaires datant de la guerre froide et en a construit de nouvelles assorties d’une panoplie de ports en eau profonde.
Une marine exclusivement dédiée à l’Arctique y est stationnée, dont des sous-marins nucléaires capables de lancer les missiles hypersoniques à plus de 2000 km de distance à cinq fois la vitesse du son.
En comparaison, la défense canadienne n’a aucun port en eau profonde en Arctique opérationnel plus d’un mois par an, pas même un brise-glace, et aucune base, à part Alert, dont la principale fonction est d’écouter les Russes.
des États-Unis
« Alors que des régimes autocratiques menacent les règles internationales qui nous protègent depuis des décennies, et que nos adversaires développent de nouvelles technologies [...], il est urgent de moderniser les installations canadiennes du NORAD. »
— ANITA ANAND
Ministre de la Défense nationale du Canada,
lors d'une conférence de presse le 20 juin 2022
La Chine, pays
« quasi arctique »
Pour financer ses ambitions arctiques, la Russie s’est associée à un partenaire riche et assoiffé de ressources : la Chine. Celle-ci se définit comme un pays « quasi arctique » et revendique donc sa part des richesses polaires.
Ensemble, les deux alliés construisent des ports, pêchent, exploitent du gaz et des mines, mais aussi entraînent leurs militaires. Des navires de guerre russes et chinois sont même venus narguer la marine américaine l’automne dernier en mer de Béring, au large de l'Alaska.
Pour Pékin, l’Arctique représente un vaste garde-manger et une réserve de gaz et de minéraux qui lui permettra de poursuivre son développement et de construire les véhicules électriques et les armes de demain. Mais c’est aussi un raccourci maritime vers le marché européen.
Les routes
commerciales
du futur
Le réchauffement planétaire fait fondre la banquise si rapidement que les experts prévoient que l’océan Arctique sera libre de glace en été dès 2050. Ceci permettra aux navires d’y circuler plus facilement en empruntant de nouvelles routes maritimes.
En 2013, un vraquier danois a transité entre le port de Vancouver et celui de Pori, en Finlande, en passant par le passage du Nord-Ouest au milieu de l’archipel arctique canadien pour éviter le canal de Panama. Il a ainsi économisé 80 000 $ américains de carburant et transporté 25 % plus de marchandises.
Le Canada veut réguler le trafic dans le très stratégique passage du Nord-Ouest qu’il revendique comme une mer intérieure.
Mais notre principal allié, Washington, s’y oppose, estimant que ce passage est en eau internationale.
Sans se prononcer explicitement sur la souveraineté du passage du Nord-Ouest, la Chine signale clairement qu’elle veut circuler en Arctique pour s’approvisionner en matières premières et exporter ce qu’elle fabrique.
CRÉDITS
Journaliste : Anne-Caroline Desplanques
Design et réalisation : David Lambert
Intégration web : Cécilia Defer
Infographie et animation : Gabriel Favreau
Directeur création éditoriale : Charles Trahan
LA GUERRE DE L’ARCTIQUE : LA MENACE À NOS PORTES
Journaliste et co-réalisatrice : Anne Caroline Desplanques
Vidéoreporter et co-réalisatrice : Ninon Pednault
Vidéoreporter : Manu Chataigner
Directrice de la production vidéo : Amélie Paquet
Directeur du Bureau d’enquête : Jean-Louis Fortin
Directrice, développement et production, grands reportages : Ève Lévesque
