Photos Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal

Le Journal en Suède

Boom minier et militaire dans L’Arctique Suédois

Le Journal s’est rendu à Kiruna, à 200 km au nord du cercle polaire scandinave, pour voir comment ce pays développe et défend son Grand Nord aux portes d'une Russie de plus en plus belliqueuse.

Carte de la suède
Illustration Le Journal de montréal

KIRUNA, Suède – Contrairement au Canada, la Suède a pris la mesure de l’importance stratégique de son territoire arctique, et elle se donne les moyens de le protéger des convoitises et des menaces qui le guettent.

«On n’a pas assez de monde ici dans le nord de la Suède pour nous défendre, alors que la région est stratégique. Il y a les mines, les aéroports, les voies ferrées »
—Anders Lindberg, membre de la Garde civile de Kiruna
Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal

Malgré ses 20 000 habitants, Kiruna et sa gigantesque mine de fer – la plus grande mine souterraine d'Europe – sont historiquement l'un des moteurs économiques de la Suède. Et depuis quelques années, la région est l'une des plus attractives d’Europe. Son sous-sol riche en minerais et son hydroélectricité attirent l’attention des industriels du monde entier.


Convoitises internationales

Le soir, les travailleurs se réunissent au bar du coin où un match de hockey anime les écrans et les conversations, pendant que les bières s’accumulent aux tables entre sandwichs aux crevettes, burgers et bouchées de hareng mariné.

La vieille ville de Kiruna est en cours de déménagement. Elle doit être déplacée 3 km plus loin, car le sol qui la supporte risque de s'effondrer à cause des galeries souterraines de la mine qui lui ont donné naissance. Photo Jonathan NACKSTRAND, AFP
La vieille ville de Kiruna est en cours de déménagement. Elle doit être déplacée 3 km plus loin, car le sol qui la supporte risque de s'effondrer à cause des galeries souterraines de la mine qui lui ont donné naissance. Photo Jonathan NACKSTRAND, AFP

Malgré les 1200 km qui nous séparent de la capitale, Stockholm, on dirait que le monde s’est donné rendez-vous ici.

D’un côté du comptoir, des experts miniers australiens venus développer une mine de graphite. Leur compagnie basée à Perth en Australie, Talga Group, a reçu le feu vert des autorités locales début avril pour développer ce projet qui alimentera la production européenne de batteries.

Un peu plus loin, des scientifiques allemands venus travailler pour le port spatial d’Esrange, la station de lancement de satellites inaugurée en grande pompe en janvier. Le site est présenté comme un moyen de défaire l’Europe de sa dépendance à la Russie pour le lancement de satellites, et de lui faire concurrence dans l’espace.

Lancement de la fusée suborbitale Express 3 à partir du centre spatial d'Esrange, en Suède, le 23 novembre 2022. Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal
Lancement de la fusée suborbitale Express 3 à partir du centre spatial d'Esrange, en Suède, le 23 novembre 2022. Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal

Pour protéger tout ça, une campagne de recrutement militaire est en cours depuis que la Russie a lancé l'offensive sur l'Ukraine, explique Anders Lindberg, qui y participe. Objectif: recruter des soldats au sud pour former deux bataillons dédiés à la ville la plus au nord de la Suède. Ils compléteront les importants contingents nordiques des Forces armées suédoises basés dans la région et équipés notamment d’une base aérienne.

Bien plus équipée que le Nord canadien

En comparaison, le Canada, un pays 20 fois plus grand, n’a aucune base militaire en Arctique. Notre Grand Nord n’est gardé que par des satellites et des radars désuets et 340 soldats basés au sud du cercle polaire qui appuient 1600 rangers inuits. Ceux-ci surveillent à temps partiel 162 000 km2 de côtes gorgées de ressources naturelles de plus en plus accessibles en raison de la fonte de la banquise.

L’arctique suédois a beaucoup en commun avec le nôtre. Sauf que dans le nord de la Suède, les infrastructures n’ont rien à envier à celles du sud, ce qui en fait un territoire accessible et très attirant pour les intérêts étrangers. Même si Kiruna est la ville la plus au nord du pays, elle dispose d'un aéroport, d'une gare, d'un hôpital, d'un service de transport en commun, de pistes cyclables, d'une bibliothèque, de parcs et de squares urbains, etc.

Le paysage de la vieille ville de Kiruna, dans l'Arctique suédois, est dominé par la mine de fer de LKAB. La mine a fortement contribué à la richesse de la Suède quand elle est devenue le fournisseur le plus important de l’Allemagne nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès le début de la guerre, Winston Churchill a tenté de stopper ce commerce qui, selon plusieurs analystes, a contribué à prolonger le conflit. Photo Jonathan NACKSTRAND, AFP
Le paysage de la vieille ville de Kiruna, dans l'Arctique suédois, est dominé par la mine de fer de LKAB. La mine a fortement contribué à la richesse de la Suède quand elle est devenue le fournisseur le plus important de l’Allemagne nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès le début de la guerre, Winston Churchill a tenté de stopper ce commerce qui, selon plusieurs analystes, a contribué à prolonger le conflit. Photo Jonathan NACKSTRAND, AFP

Tout ça a été financé grâce à la mine détenue par la société d’État LKAB, qui compte bien faire partie du paysage encore longtemps. Elle a annoncé en janvier la découverte à Kiruna du plus important gisement de terres rares d’Europe, de quoi réduire la dépendance européenne envers la Chine pour ce complexe de minerais essentiels à la production de batteries et de turbines d’éoliennes, notamment.

Tout ça en fait une région à prendre en cas de conflit, estiment beaucoup de ses résidents.

«Poutine n’aime pas ça. La première chose qu’il fera, s’il en a l’occasion, ce sera d’attaquer ici», prédit Jonas Carlsen, entre deux bières.

Exercice militaire
Exercice militaire à Kiruna, dans l'Arctique suédois, durant Aurora 23. Photo Courtoisie Viktor G, Forces armées suédoises

L'armée suédoise mobilisée

KIRUNA - L’Arctique est si stratégique pour la Suède que les Forces armées l’ont inclus dans leur plus important exercice militaire depuis 30 ans, Aurora 23, qui se déroulait jusqu’au 11 mai. À Kiruna, elles ont simulé une attaque terroriste.

Dean Wallden
«Nous sommes très proches de la Norvège et de la Finlande. Et, en Finlande, ils ont une frontière de 1340 km avec la Russie, donc c’est très important de protéger cette région »
—Lieutenant-colonel Dean Wallden, qui dirige le Lapplandsjägargruppen dont relèvent deux bataillons de la Garde civile locale.
Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal

Au matin du 28 avril, ses hommes sont sur le pied de guerre. Armes automatiques en bandoulière, ils défendent un bâtiment de la vieille ville de Kiruna, où s’organise un événement fictif regroupant plusieurs officiels.

Mais tout à coup, une fourgonnette bleue fait irruption devant la porte et un homme équipé d’un masque à gaz en surgit. Refusant de coopérer, il est rapidement abattu. Son véhicule est chargé d’explosifs et de baril de substances chimiques.

Une unité spécialisée de l’armée est appelée en renfort, de même que les services d’urgence. On découvre rapidement la présence de gaz sarin et d’anthrax. Un véritable branle-bas de combat s’organise. Tout est fictif, mais on croirait assister à une véritable attaque.

Une équipe médicale des Forces armées suédoises intervient sur le site d'une attaque terroriste simulée au centre-ville de Kiruna, dans l'Arctique suédois, dans le cadre de l'exercice Aurora 2023. Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal
Une équipe médicale des Forces armées suédoises intervient sur le site d'une attaque terroriste simulée au centre-ville de Kiruna, dans l'Arctique suédois, dans le cadre de l'exercice Aurora 2023. Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal

Au même moment, à l’extérieur de la ville, les militaires suédois s’entraînent dans la neige et le froid aux côtés des Marines américains. Nous ne serons pas autorisés à savoir ce qui se passe. C’est un secret défense.

Région critique

La région, et en particulier l’espace au-dessus du ciel arctique, est «critique pour la Suède, mais aussi pour toute l’OTAN, les États-Unis et le Canada», explique quelques jours plus tard le général Carl-Johan Edström, chef des opérations conjointes des Forces armées suédoises, rencontré à Stockholm.

«Si vous voulez tirer un missile balistique, la plupart du temps il va passer par cette région, le Grand Nord, indique-t-il. Donc vous devez avoir une présence dans la région et être capable de contrer ce type de menace.»

Jeunes conscrits des Forces armées suédoises lors du déploiment du système antimissile Patriot à Stockholm dans le cadre de l'exercice AURORA 23. Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal
Jeunes conscrits des Forces armées suédoises lors du déploiment du système antimissile Patriot à Stockholm dans le cadre de l'exercice AURORA 23. Photo Anne Caroline Desplanques, Le Journal de montréal

Dans cette optique, l’armée suédoise dispose de quatre systèmes de défense antiaérienne Patriot qu’elle peut déplacer dans tout le pays pour intercepter des missiles jusqu’à 160 km de distance. Ces armes hautement sophistiquées, que le Canada n’a pas, ont été déployées en plein Stockholm le 30 avril dans le cadre d’Aurora 23.

Course aux ressources

De plus, «avec l’OTAN, les États-Unis et le Canada, nous devons défendre la mer de Barents pour empêcher la Russie de s’approprier les ressources de l’océan Arctique», ajoute le général Edström.

En plus des minerais, l’Arctique renfermerait 30% des réserves mondiales non découvertes de gaz naturel et 13% de celles de pétrole, selon les estimations. C’est aussi un territoire riche en poissons et en fruits de mer.


Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.