Prostitution des jeunes
Des «pimps» à la pêche sur les réseaux
Snapchat, Instagram et TikTok facilitent le recrutement des jeunes filles
Les proxénètes n’ont jamais été aussi actifs pour solliciter et recruter des jeunes filles dans l’industrie du sexe, et ce, à cause des Snapchat, Instagram et TikTok qui facilitent les approches et projettent une image glamour, attrayante et lucrative du milieu.
Policiers, intervenants et experts dressent tous le même constat: les cas de recrutement en matière de prostitution explosent à l’heure actuelle, ont appris notre Bureau d’enquête et l’émission J.E.
«Il y a des grands pêcheurs à la dynamite, qui ne font que ça», tranche sans détour la lieutenante Annie Bergeron, de l'Escouade intégrée de lutte contre le proxénétisme (EILP), qui relève de la Sûreté du Québec.
                Le coupable? Les réseaux sociaux, qui facilitent plus que jamais les contacts entre les jeunes. Il y a 20 ans, les proxénètes devaient se rendre dans les parcs, les écoles, les stations de métro ou les centres commerciaux pour approcher leurs proies. Aujourd’hui, les cibles sont sur les applications telles qu’Instagram, Snapchat ou TikTok.
«Ça commence par une approche vers une personne seule, vulnérable, les jeunes en particulier, seuls dans leur chambre avec leur téléphone», expose Marie-Manon Savard, responsable des enquêtes au Service de police de la Ville de Québec (SPVQ).
                Et le phénomène est partout, pas seulement dans les grands centres comme Montréal ou Québec, assurent les experts.
                  «Tu peux être assis dans ton salon à St-Tite des Caps et recruter une jeune à Sherbrooke. En plus d’avoir plus d’opportunités, les frontières éclatent», plaide Geneviève Quinty, directrice du Projet intervention prostitution Québec (PIPQ).
Pire, le travail du sexe est souvent présenté sur les réseaux sociaux comme une industrie prospère et glamour. Des proxénètes font ainsi miroiter aux filles un mode de vie où il y a beaucoup d’argent à faire rapidement, en plus d’une promesse de liberté et d’autonomie (à lire demain).
                «Les médias sociaux, c’est un gros leurre. Ils ne vont pas dire “Je suis un proxénète“, mais ils vont montrer de l’argent, flasher du bling bling, des voitures sports pour attirer les jeunes demoiselles», avance l'experte Nathalie Gélinas, de l’Institut universitaire Jeunes en difficulté, à Montréal.
                Une industrie glam
Il n’y a pas que les pimps qui vantent ce mode de vie: des travailleuses du sexe font de même sur leurs réseaux sociaux.
«Ce qu’on montre, c’est qu’on réussit. On montre à d’autres jeunes filles: regarde mon condo, ma sacoche, mes vêtements. Pour une demoiselle qui est plus vulnérable, c’est alléchant», explique Mme Gélinas, qui ajoute qu’à ce moment, les filles ne «voient pas les inconvénients».
                    
                  L’attrait est tel que des adolescentes vont parfois jusqu’à contacter elles-mêmes des proxénètes afin de «travailler» pour eux .
«C’est plus simple, dans la tête de la jeune fille, de se dire: ''Pourquoi j’irais travailler 20h par semaine dans une boutique ou un restaurant, à faire beaucoup moins d’argent que ce que la prostitution va me rapporter?’’», expose l’inspectrice Savard.
Ajoutez à cela la culture populaire et des artistes de la scène hip-hop qui valorisent le luxe, l’argent et la consommation, en plus de banaliser la sexualité, et le tour est joué.
«On voit les clips de certains groupes [...] Ce qui est attrayant, pour nos jeunes filles, c’est de faire partie d'un milieu comme ça, parce que c’est valorisé», explique la policière.
Des victimes potentielles, partout
                  
                  
                  
            Dans la gueule du loup à 13 ans
Attirée par l’appât du gain et en quête d’affection, Rosalie se sentait entièrement en contrôle lorsqu’elle s’est lancée dans l’industrie du sexe... à l’âge de 13 ans.
«J'admirais les filles qui faisaient ce métier-là, car je voyais juste le côté beau», confie la jeune femme aujourd’hui âgée de 23 ans, qui accepte de revenir sur les sept années passées à vendre ses services sexuels, dont cinq en tant que mineure.
Rosalie le dit d’emblée: elle s’est jetée «dans la gueule du loup». À 13 ans, alors qu'elle réside en centre jeunesse, elle aperçoit des images de sites d’escortes dans le cellulaire d’une amie, qui est aussi une recruteuse pour un proxénète.
«Dans le temps, c’était vraiment facile. Une fille de 12 ans pouvait se trouver des clients en une seconde. Moi, c’est comme ça que j’ai fait», raconte-t-elle.
                Elle tente le coup. Elle constate toutefois rapidement qu’il lui sera difficile de tout gérer seule, à commencer par le transport. Elle n’a ni permis de conduire ni voiture.
«C’est moi qui suis allée vers les gars», assure celle qui avait alors un grand besoin de se libérer du stress qui l’habitait à la maison, puis au centre jeunesse.
«C’est comme un cercle. Tu ne te sens jamais bien, tu ne sais plus ce que tu veux. Tu veux juste être bien, tu sais plus où aller pis les seules personnes qui te font sentir bien, c’est ces gars-là», poursuit-elle, en étouffant un sanglot.
Prise en charge
Les «gars» l’entourent et la prennent en charge, mais ne lui soutireront pas tant d’argent, affirme celle qui assure avoir gardé une grande partie des sommes amassées.
«Je disais que c’était comme mes chums [...] Je me sentais mieux avec des hommes qui me donnaient de l’amour, que ce soit vrai ou pas. J’avais des gains. Je préférais ça à être enfermée pis avoir rien du tout», dit-elle.
                Les années dans la prostitution ont été payantes pour la jeune femme, qui demandait 500$ de l’heure. Elle s’est beaucoup valorisée par ses achats luxueux, notamment.
«Je voyais juste ma valeur en m’habillant, avec des affaires superficielles. Je me disais aussi: si je suis avec [tel gars], je vais avoir l’air cool», affirme Rosalie.
Destination Dubaï
Alors qu’elle est âgée de 15 ans et qu’elle est toujours dans le milieu, des gars lui parlent de Dubaï, où des rois achètent des filles.
«Elles se font traiter comme des chiens», révèle Rosalie, qui apprendra plus tard qu'un ancien proxénète projetait de la vendre aux Émirats arabes, un plan qui ne s’est heureusement pas concrétisé.
Jamais Rosalie n'a ressenti le danger. Elle se sentait plutôt puissante, parce qu’elle était mineure et que les peines pour exploitation sexuelle d’une mineure sont lourdes.
«Je me disais: ils ne vont rien faire, je suis mineure. Ils ont peur!», explique-t-elle.
Elle évoque une fois où elle s’est rendue à Toronto. En constatant qu’elle avait moins de 18 ans, les proxénètes l’ont renvoyée illico à Montréal.
«Ces personnes-là, ils nous font croire qu’ils seront toujours là pour nous, mais non. Dès qu’il y a un risque de prison, oublie ça, ils vont t’abandonner. Dès que leur sécurité est en jeu, ils oublient, ils se foutent de toi», confie-t-elle.
                Des pédophiles
Rosalie a vu toutes sortes de clients durant son passage dans l’industrie du sexe.
«Moi, c’est des pédophiles. C’est dangereux, les pédos, car ils aiment les vulnérables, les plus jeunes qu’eux. Ils n'ont pas d’empathie», dit-elle.
Elle se souvient de son premier client. De la douleur. Elle lui a dit qu’elle avait mal.
«Ils s’en foutent [...]. Eux, c’est leur plaisir à eux », dit-elle.
Elle évoque un client très âgé, qui shakait à cause du Parkinson. Il lui disait qu’elle était son remède pour guérir.
«C’est sa femme qui m’a accueillie. Tu vois des choses, c’est pas la réalité!», pouffe-t-elle.
Aujourd’hui, Rosalie éprouve de la pitié pour ces hommes, même s’ils lui ont parfois demandé des choses «dégueulasses».
Sortir de l’horreur
À l'âge de 20 ans, Rosalie a quitté le milieu.
«La dernière fois que j’ai vu un client dans ma vie, j'ai vécu un viol [...] J’ai porté plainte et cette personne est aujourd’hui en prison. C’est la première fois que ça m’arrivait. J'ai vomi», relate-t-elle.
La jeune femme est retournée en thérapie, avec une psychologue en qui elle avait confiance et qui la suivait depuis quelques années. Elle est aussi tombée amoureuse.
Elle déplore aujourd’hui la banalisation de la sexualité et de l’industrie, de moins en moins payante pour les filles. Et pour ceux qui s’enrichissent tout de même, elle rappelle que tout est éphémère.
«C’est pas une vie. Ça ne va pas durer. Même un proxénète. Ça ne dure pas», prévient-elle.
À toutes celles qui auraient envie de se lancer, Rosalie les met en garde:
«Avoir des relations sexuelles avec quelqu’un qui ne t’attire pas physiquement et psychologiquement, c’est pas normal. Plus on en a, plus ça nous brise, et plus ça va être difficile après ça de se reconstruire. C’est ça, le message que je veux passer. Parce qu’au début, on ne le réalise pas», conclut-elle.
Crédits
Journalistes : Kathryne Lamontagne et Denis Therriault
Design : David Lambert
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