Au moment où Pornhub connaissait un succès fulgurant en 2009, l’entreprise a été l’objet de sérieuses menaces de la part du crime organisé, qui ont finalement amené ses propriétaires à vendre le site au rabais. Notre Bureau d’enquête vous raconte cette histoire inédite.
Pour y voir plus clair, il faut remonter à 2009, une année charnière pour cet empire du sexe qui compte une panoplie de sites pornos gratuits et payants parmi les plus populaires au monde.
À l’époque, l’avenir s’annonce prometteur pour les cinq Montréalais derrière Mansef et Pornhub – Stéphane Manos, les frères Ouissam et Hassan Youssef, Salam Said et Matt Keezer. On les surnomme les Brazzers («brothers», prononcé avec un fort accent arabe).
Partis de rien, ils ont fait fortune avec leur site, au point d’acheter des maisons pratiquement voisines dans une banlieue de nouveaux riches à Laval.
Alors que leur compagnie continue de grossir à vue d’œil, les Brazzers en confient la direction à Phil Keezer, le frère de Matt, au printemps 2009.
Dès son entrée en poste, le jeune homme de 31 ans tente d’en imposer. Plutôt que de manger du smoked meat avec ses collègues au resto du coin, il préfère aller au Cavalli, un resto-bar du centre-ville.
L’établissement huppé est bien connu des autorités montréalaises, car le crime organisé italien et des membres des gangs de rue y ont leurs habitudes.
Sous Phil Keezer, Mansef déménage de ses modestes bureaux près du Marché central pour occuper le premier étage d’un édifice vitré sur le boulevard Décarie, en juillet.
La même semaine, par un concours de circonstances, la boîte de production des Brazzers tourne quelques scènes porno dans les environs de Montréal. C’est inhabituel: la majorité de la production est sous-traitée aux États-Unis.
L’équipe responsable du contenu a cependant tôt fait d’en entendre parler.
David Tassillo, le futur numéro 2 de la compagnie, a des questions. «Vous avez attiré l’attention, on s’est fait dire: “you guys are shooting on our turf” [vous filmez sur notre territoire]», les aurait-il grondés, selon une source bien au fait.
Le tournage aurait contrarié des gens que l’on ne veut pas contrarier.
Même dans leurs nouveaux bureaux, on demande aux employés de Mansef de faire profil bas.
«Les gars ne voulaient vraiment pas que les autres locataires sachent qu’on vendait de la porno. Il était interdit de porter un t-shirt ou une casquette à l’effigie de Pornhub ou de Brazzers», se souvient Doug Barber, qui venait d’être embauché pour gérer les affiliés du réseau Brazzers.
Peu après leur déménagement, les Brazzers reçoivent une visite inattendue.
Des fiers-à-bras font irruption dans leurs bureaux pour demander, ou plutôt exiger une rencontre avec les boss.
C’est Salam Said, cofondateur de Mansef, qui est pris à partie, en pleine heure du dîner.
«À l’époque, on n’avait pas de sécurité. N’importe qui pouvait entrer dans les bureaux», se souvient un employé qui a assisté à la scène.
Leur intrusion, telle que nous l’ont rapportée deux sources, est une tentative d’intimidation en bonne et due forme.
Aujourd’hui, Ouissam Youssef, le cofondateur de Mansef «se rappellerait vaguement l’incident et ne veut pas en parler», réagit son porte-parole officiel.
Une chose est sûre: le crime organisé, habitué à collecter les bars de danseuses et les proxénètes, s’est mis en tête d’avoir sa part des juteux revenus de la pornographie en ligne.
Après avoir pris tant de précautions pour ne pas ébruiter leurs activités, les Brazzers ont manifestement attiré l’attention de quelqu’un, mais de qui?
Phil Keezer se serait-il vanté du succès de Mansef auprès des mauvaises personnes? Le tournage en sol québécois a-t-il attisé les tensions?
Dans tous les cas, Ouissam Youssef et ses associés sont profondément ébranlés par les menaces à peine voilées des goons.
Ils engagent des armoires à glace pour les accompagner dans tous leurs déplacements.
Des agents de sécurité à bord de véhicules aux vitres teintées patrouillent également dans les rues résidentielles de Laval où habitent les cinq dirigeants, et ce, 24 heures sur 24.
Pour ne rien arranger, les services secrets américains commencent à s’intéresser à une compagnie du nom de Premium Services que Stéphane Manos a récemment enregistrée aux États-Unis.
Les relations de Mansef avec Paygea Ltd, un fournisseur de paiements en ligne, ont sans doute éveillé les soupçons des autorités.
Cette compagnie est au cœur d’un scandale en Israël relativement au traitement illégal de transactions par cartes de crédit pour des sites porno et de paris en ligne. Elle est dirigée par un homme d’affaires canado-israélien controversé qui a des liens avec le Mossad.
Le 9 octobre, une équipe des services secrets américains procède à la saisie d’environ 6,4 millions $ US dans deux comptes bancaires de Mansef aux États-Unis.
«À part le dépôt initial pour l’ouverture du compte, il n’y a eu aucun dépôt en argent ou par chèque ou retrait dans ce compte, ce qui aurait été normal pour une activité d’affaires légitime», lit-on dans la poursuite.
Premium n’a pas non plus «de bureaux connus, d’employés ou d’autre infrastructure d’affaires».
En 2011, l’entreprise s’entend finalement avec les autorités et accepte de renoncer à 2,2 millions $ US sur les 6,4 millions $ US saisis au départ.
«C’est une affaire civile qui a été réglée entre les parties et résolue rapidement en l’espace de six mois», se défend Ouissam Youssef lorsque notre Bureau d’enquête l’a interrogé à ce sujet.
À l’automne 2009, Phil Keezer quitte la compagnie. Les circonstances entourant son départ sont nébuleuses, mais certains racontent qu’il a pris la fuite avec son ordinateur portable.
Les Brazzers ne peuvent plus nier la situation. Ils accumulent les succès commerciaux, mais aussi les ennuis.
Les jeunes pornographes décident de se débarrasser de Mansef au plus vite. Ils nomment Feras Antoon, le beau-frère de Stéphane Manos, à la tête de l’entreprise et le chargent de trouver un acheteur.
Ouissam Youssef a toujours prétendu qu’il était pressé de vendre parce qu’il rêvait d’une vie plus rangée, loin de l’industrie de la porno.
Mais les révélations de notre Bureau d’enquête permettent d’établir que la vérité est beaucoup plus complexe.
Entre l’ombre du crime organisé, les questions insistantes des services secrets et la haine de l’industrie porno envers Pornhub, les Brazzers avaient peur pour leur sécurité.
Tous ces déboires ne sont que le début d’une série de scandales qui entacheront la réputation de la compagnie.
Bientôt, Pornhub sera dans la tourmente en raison de vidéos abjectes distribuées par ses plateformes. Et en 2021, l'incendie criminel du manoir de Feras Antoon, situé à un jet de pierres de l’Allée de la mafia montréalaise, ne fera qu'attiser les tensions.
De Mansef à Aylo, voici comment la société mère de Pornhub a évolué et changé de nom au fil des années.