
7h30 de travail et 13 commandes pour gagner 57$
Un pénible Samedi à livrer pour Uber Eats
L’appétit grandissant des Québécois pour les applications de livraison de nourriture à domicile a un coût. Celui payé par des centaines de livreurs à vélo qui gagnent un salaire de crève-faim dans des conditions de travail ingrates. Notre Bureau d’enquête a tenté l’expérience dans les rues de Montréal pendant une semaine.
J'espérais faire un coup d'argent en livrant des repas un samedi jusqu’aux petites heures du matin pour Uber Eats. C’est tout le contraire qui s’est produit.
Il est 19h30 à Montréal et j’enfourche mon vélo électrique un peu à reculons.
Après trois jours comme livreuse Uber Eats, mon genou droit rechigne à l’effort et je trouve ma selle de vélo de plus en plus inconfortable.
Mais Julien, qui a commandé du Poulet frit Kentucky, compte sur moi. Alors je pédale près de 4 km de la rue Saint-Hubert jusqu’à Parc-Extension, en pensant au 6$ promis.
Avoir accepté cette course est une décision peu judicieuse à bien y penser: il n’y a à peu près aucun autre resto autour de chez lui, et j’ai donc peu de chances de pouvoir faire une autre livraison au retour et ainsi d’optimiser mon temps.
20H30 - Première pause
Heureusement, l’application m’avise sur le chemin du retour qu’un certain Lyndsquey a commandé trois pizzas dans le nord de Villeray.
Petit problème: la plus grande boîte ne rentre pas dans mon sac. Je la mets tant bien que mal en diagonale, en espérant qu’elle résiste pendant les 500 mètres de transport.
Je me sens mal pour Lyndsquey, mais pour 3$ (aucun pourboire), je me dis qu’il n’avait qu’à aller la chercher par lui-même.
Suivent ensuite deux shawarmas, et des bols Poké pour des travailleuses de la santé qui m’attendent au rez-de-chaussée du CHUM.

du centre-ville
Prochaine destination: un édifice du centre-ville, où le client avec une envie de fruits de mer m’a donné tout bonnement le code du bâtiment pour entrer. Au diable la sécurité. Cela m’arrivera à plusieurs reprises et me surprendra chaque fois...
Je monte au 7e étage, me rends jusqu’à son appartement (évidemment, c’est celui au fond du corridor) en pestant.

Les clients ne le réalisent peut-être pas, mais tous ces déplacements font perdre un temps fou aux livreurs. Et le temps, c’est de l’argent.
Tant qu’à être au centre-ville, je prends une commande au McDonald’s sur Saint-Denis. C’est oublier le chantier de construction qui s’apparente à un labyrinthe...
Édouard reçoit quand même son trio à la porte de sa chambre d’hôtel sur René-Lévesque en un temps record.
«Bon appétit», je lui dis, en jugeant un peu son manque de générosité (pas de pourboire).
En arrivant sur Sainte-Catherine, j’ai l’impression d’évoluer dans un autre univers. Je me faufile entre les fêtards pour récupérer une commande au Boustan et me rends à l’adresse spécifiée.
Je réalise que c’est le refuge pour femmes de la Mission Old Brewery, dans le Village. Je remets son sac en papier brun à «Sam». «Merci ma chérie», me répond-elle avec un grand sourire.

et crème glacée
Je roule ensuite sans but sur Mont-Royal, à l’affût de la prochaine commande.
Comme à l’habitude, il y a une demi-douzaine de livreurs qui patientent à l’intersection de Saint-Denis et de Mont-Royal.
21h45 - En attente de commandes
Je m’éloigne un peu d’eux – peut-être aurais-je la priorité pour des commandes plus à l’est? – et m’installe sur un banc de la rue piétonne pour manger des jujubes.
Tandis que j’ai les yeux rivés sur l’application (comme pendant toutes mes «pauses»), une femme intoxiquée m’aborde, quille de bière à la main. Elle est convaincue que je ne suis pas vraiment une livreuse de repas, que je suis une policière déguisée. Elle n’est peut-être pas si perdue.
Vers minuit, on me propose finalement une livraison de poulet pour 3,10$. J’hésite. Cela fait déjà vingt minutes que je poireaute... Je l’accepte. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
Chez Roch le coq, la commande n’est pas encore prête. Un employé m’offre une petite frite en s’excusant.

C’est de loin le meilleur moment de ma soirée.

Peu après, il commence à pleuvoir. Je trouve refuge dans l’entrée d’un bloc appartement près de Mont-Royal. Peut-être que les clients seront plus nombreux à commander?
Après 30 minutes, je réalise que non. J’ai un peu froid, je suis presque soulagée de recevoir une commande du Subway.
Ma destination me rapproche de l’intersection Saint-Hubert et Beaubien, l’une des préférées des livreurs. Elle compte plusieurs restos ouverts tard: un McDo, un Boustan, un PFK et un A&W. Mais pour l’heure, c’est le calme plat.
1h du matin - Démotivée
J’achète un ginger ale au Boustan, j’ai besoin d’une dose de sucre et d’énergie. L’employé au comptoir me confirme que c’est mort et on placote en attendant que mon téléphone m’avertisse d’une prochaine commande.
Une course de 7$ m’échappe, je m’en veux. Finalement à 1h44, je reçois deux commandes distinctes de pitas à livrer dans l’est de Rosemont.
C’est un autre désert de restos, mais rendu là, je veux juste faire une course de plus. Il continue à pleuvoir et, vraiment, je me demande qui peut accepter ces conditions de travail.
Je retourne à l’abri au Boustan et regarde le bilan de ma soirée sur l’application d’Uber Eats pour me consoler.
J’ai travaillé pendant 7h29, dont 3h58 à attendre les commandes. J’ai fait 13 courses...
Pour une somme totale de 57,87$.
C’est l’heure d’aller dormir. Demain, Uber m’attend.
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Uber n'a pas voulu se prononcer sur l'expérience — ni le salaire — de notre Bureau d'enquête étant donné les nombreuses variables possibles (heure de la journée, météo, utilisation d'autres applications, etc.).
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